La guerre qui a changé le monde

Des soldats canadiens « à pleins camions » célébrant après la bataille de la crête de Vimy. [PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA001353]

Des soldats canadiens « à pleins camions » célébrant après la bataille de la crête de Vimy.
PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA001353

Au Canada, la mémoire vécue touche à sa fin. Lorsque nous écrivons cette histoire, il ne reste plus qu’un vétéran canadien de la Première Guerre mon­diale. En fait, il y a encore une poignée de ces vétérans dans le monde, ceux de la France, de la Turquie et de l’Australie ayant passé l’arme à gauche dernièrement comme leurs millions de camarades qui étaient déjà passés à l’histoire. Quand on oscille entre la mémoire et l’histoire, la guerre, malgré les 90 ans qui nous séparent, est un événement poignant qui résonne encore. La Grande Guerre pour la civilisation, la der des ders, la foutrerie monumentale, la Première Guerre mondiale : ce ne sont que quelques noms du conflit terrible qui a fait rage du 4 aout 1914 au 11 novembre 1918. La guerre a causé la mort d’entre 9,5 et 10 millions de personnes dans le monde; entre 15 et 29 millions de blessés — membres démolis et esprits brisés à vie, innombrables millions de civils tués par la maladie, la famine et le génocide. Les empires austro-hongrois, allemand et russe furent détruits; de nouveaux pays furent créés, souvent le long de failles ethni­ques : cause d’agitation en Iraq, en Yougoslavie, en Palestine. De nouvelles superpuissances sont nées — les États-Unis et l’URSS. Les cultures et les arts en ont été changés à jamais et il y a eu des mouvements modernistes dans tous les domaines, de la peinture à l’architecture, de la danse à la musique, le tout déclamant contre la guerre. Peu de gens se seraient imaginé un tel cataclysme mondial quand les armées ont pris le départ en 1914.

Une Française vend des fruits à des soldats canadiens en 1918. [PHOTO: ARCHIVES DE L'ONTARIO C224-0-0-9-49]

Une Française vend des fruits à des soldats canadiens en 1918.
PHOTO: ARCHIVES DE L’ONTARIO C224-0-0-9-49

Le Canada a été transformé entièrement par la guerre. Le jeune dominion avait atteint la majorité. Les statistiques d’Anciens combattants Canada indiquent que 619 636 Canadiens et Canadiennes ont servi dans les Forces canadiennes à la Première Guerre mondiale et que 66 655 d’entre eux ont été tués et 172 950, blessés. C’est un prix terrible pour un jeune pays de moins de huit millions d’habitants. Le même ratio, pour le Canada du 21e siècle, quatre fois plus grand, serait d’en­viron 250 000 morts et 550 000 blessés.

Mais malgré toute la destruction, ou peut-être à cause d’elle, les Canadiens se sont unis durant la guerre comme jamais auparavant. Les hommes, jeunes ou d’âge mûr, se sont enrôlés en grand nombre, et ils étaient appuyés par toutes les collectivités du pays. Les Canadiens se sont mis à l’œuvre sans rechigner, ont ramassé des millions pour les familles des soldats, acheté les obligations de guerre pour que le gouvernement puisse payer la guerre, fait des sacrifices chaque jour. Le slogan de l’époque était combattre ou payer.

Des Canadiens blessés. [PHOTO: ARCHIVES DE L'ONTARIO—C224-0-0-10-7]

Des Canadiens blessés.
PHOTO: ARCHIVES DE L’ONTARIO—C224-0-0-10-7

Les Canadiens se sont distingués outre-mer dans les services aériens britanniques, au combat ou en soutien et, ne pas l’oublier, dans le Corps canadien : l’armée de terre du dominion qui s’est fait une réputation d’élite au front Ouest. Les unités de combat cana­diennes ont d’abord mérité leur réputation féroce en résistant durant la deu­xième bataille désespérée d’Ypres, en avril 1915, quand la 1re Division tenait à distance les forces allemandes irrésistibles et supportait la première utilisation de chlore gazeux. Le succès à Vimy, deux ans après, offensive combinée des quatre divisions canadiennes contre la forteresse imprenable au Nord-Ouest de la France, confirma le statut du corps en tant que force formidable. Et les batailles des deux dernières années de la guerre, à la colline 70, Passchendaele et, surtout, la campagne de 100 jours, ont renforcé leur titre de troupes de choc. Mais toute victoire au front Ouest faisait couler le sang. Même quand le Corps canadien gagnait, il avait une effusion d’hommes lors des opérations et des moments dits tranquilles de la guerre des tranchées.

Le taux d’enrôlement phénoménal au Canada avait ralenti, en été 1916, quand on avait besoin d’encore plus d’hommes outre-Atlantique pour re­cons­tituer le Corps canadien exsangue au front Ouest. Le gouvernement, de plus en plus désespéré, subissant la pression des citoyens patriotes qui insistaient que l’effort de guerre soit partagé équitablement partout au pays, exigea la conscription. D’autres Canadiens, y compris beaucoup d’entre eux au Québec, dont des ouvriers, des fermiers, et certains organismes religieux, insinuaient que le Canada avait fait sa part dans cette guerre terrible et que la conscription, le recrutement obli­gatoire de jeunes hommes, était contre-productif à l’effort de guerre et moralement défavorable.

Le Canada, confédération fragile de beaucoup de régions, classes et groupes ethniques, commençait à se fêler et, quand le gouvernement de sir Robert Borden invoqua la Loi sur le service militaire, en été 1917, et fit de la conscription le noyau de l’élection, le pays fut presque déchiré. Nous devons accepter n’importe quel prix, disaient les Canadiens patriotes. Mais on ripostait : combien de sang de plus faut-il? Les fermiers voulaient savoir qui allait faire les récoltes si les hommes étaient tous envoyés outre-mer. Et si la nation mobilisait des hommes pour le service, prélevait les travailleurs, elle devrait aussi mobiliser la richesse. Ça ressemblait trop à l’infection bolchévique qui traversait la Russie et le gouvernement s’y opposa bec et ongle. Il n’y avait pas de solution facile et, quand le parti Unioniste pro-conscription de Borden fut élu, les droits de la majorité allaient piétiner les intérêts minoritaires. Cela se passe ainsi dans les démocraties, à l’occasion, surtout dans les pays acculés à la crise par la guerre et la conscription a laissé des marques.

Les séquelles politiques de la guerre n’étaient pas moins importantes, le premier ministre Borden se servant des sacrifices que faisait le pays pour exiger que l’empire britannique donne plus de droits au dominion. Impérialiste dévoué avant la guerre, en 1917 il était devenu nationaliste canadien et il fit pression sur le premier ministre britannique David Lloyd George jusqu’à ce qu’il accepte un accord important, au congrès militaire impérial de 1917 : la résolution IX. C’était une promesse de redéfinir la relation entre les dominions et la Grande-Bretagne après la guerre. Les Canadiens, forgés dans le feu des combats, étaient plus conscients du rôle que leur pays pouvait avoir sur la scène mondiale.

La Grande Guerre était la guerre d’indépendance canadienne et la guerre civile américaine fusionnées en un événement bouleversant. Les Canadiens s’unirent comme jamais mais, en même temps, le pays avait presque été perdu. Les régions s’opposaient, et les familles aussi. On pouvait établir un parallèle, d’après leur population, entre le nombre de victimes du petit dominion et celui de la guerre civile états-unienne de 1861-1865. Le Canada était majeur et, bien que c’était encore un pays en devenir, ses citoyens savaient bien mieux ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient espérer réaliser.

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Écrire chez soi en juillet 1916. [PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA000405]

Écrire chez soi en juillet 1916.
PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA000405

En octobre 1918, suite à une des batailles les plus sanglantes, à Cambrai, les soldats Canadiens s’avançaient à travers le mont Houy et Valenciennes, et puis, le 11 novembre, ils entraient dans la ville belge de Mons. C’est ce jour-là que les canons se sont tus, le jour où, à 11 h, l’armistice entrait en vigueur.

Les vagues de soldats rentraient chez eux au milieu de l’année suivante; chacun désirant reprendre sa vie. Les anciens combattants retrouvaient familles et êtres chers, revenaient chercher du travail ou allaient se faire une nouvelle vie dans l’Ouest, à leur propre ferme. Rien de tout cela n’était facile. Ceux qui avaient été blessés ou qui souffraient de ce à quoi aujourd’hui on donne le nom de syndrome du stress post-traumatique devaient se débrouiller tout seuls, l’assistance des pensions gouvernementales ne suffisant guère, et souvent aux soins de proches qui ne reconnaissaient plus cet étranger dans leur maison. Nous ne saurons jamais combien d’anciens combattants sont passés entre les mailles du filet, combien ont cherché réconfort dans une bouteille. Mais la plupart ont réussi à supporter le nouveau stress. Ils cherchaient souvent à s’aider l’un l’autre. L’établissement d’associations de soldats, qui a fini par donner la Légion royale canadienne, permettait aux anciens combattants de maintenir leurs liens de camaraderie et de parler d’une seule voix quand il s’agissait d’améliorer leur vie, celle de leurs camarades et celle des personnes à leur charge.

Alors que la guerre s’éloignait de la vie de tous les jours, les Canadiens refusaient d’oublier le sacrifice terrible : il fallait lui trouver une signification. Bien que certains parents sans enfant, veuves et orphelins ne pourraient jamais justifier leur propre perte, et que d’autres réclamaient la fin de toutes les guerres, de ne plus jamais permettre le massacre des tranchées, la plupart des collectivités, de la plus grande des villes au hameau le plus petit, se mirent à la recherche d’une signification. Durant les années 1920, la réponse écrasante des citoyens était de construire des mémoriaux aux morts. Des vitraux d’église jusqu’aux livres commémoratifs pour les écoles, les organisations et les particuliers, en passant par les cénotaphes, il fallait se souvenir de ceux qui avaient servi et s’étaient sacrifiés. Le gouvernement fédéral lança un programme national d’érection de mémo­riaux, les plus grands en France (à Vimy) et à Ottawa (le Monument commémoratif de guerre du Canada) mais aussi la Tour de la Paix, les livres du souvenir, et d’autres moyens de commémoration.

Les collectivités locales érigèrent aussi des monuments. Le nom des morts y était inscrit de façon soignée et ces endroits de souvenir devinrent des lieux de rassemblement le jour de l’armistice, rebaptisé en 1931 jour du Souvenir. La Légion et les autres associations d’anciens combattants décidèrent d’orga­n­i­ser des cérémonies du 11 novembre et d’autres manifestations, dans le but de reconnaitre le service et les sacrifices, et de maintenir l’importance du souvenir.

Une génération marquée ne pouvait vraiment pas oublier la Grande Guerre, mais qu’en était-il de la signification? Au début et au milieu des années 1920, on voyait la guerre comme un sacrifice. Des soldats canadiens étaient morts lors d’une croisade pour le roi et la patrie, et pour le Christ, contre le militarisme et le mal.

Mais quelque chose avait commencé à changer à la fin des années 1920. Les vétérans de la guerre qui étaient revenus avaient le temps de réfléchir à leur service en guerre. Beaucoup pensaient qu’en échange de leurs sacrifices on leur avait promis une meilleure société, une « terre digne des héros ». Dix ans après la guerre, la promesse n’était pas encore tenue. Les soldats écrivaient de plus en plus amèrement, comme l’indiquaient le bestseller mondial À l’Ouest, rien de nouveau, roman de Erich Remarque, ainsi que les écrits d’un grand nombre de Britanniques, comme Richard Aldington, Robert Graves et Siegfried Sassoon. Au Canada, le natif des États-Unis Charles Yale Harrison, l’écrivain de l’école des désillusions dont on se souvient peut-être le mieux, qui avait servi dans le Corps expéditionnaire canadien, écrivit Generals Die in Bed (les généraux meurent au lit), en 1930. Bien que la plupart des écrivains racontaient le stress terrible des combats, la banalité de la guerre de tranchées, et la séparation entre le haut commandement et les soldats du front, rares étaient les romans et les mémoires, s’il y en a eu, qui déclaraient que la guerre avait été livrée pour des raisons injustes. De plus, bien que certains trouvaient une part de vérité en écrivant, d’autres anciens combattants condamnaient ces comptes rendus comme le produit de désaxés. Vu la Grande Dépression, au début des années 1930 et l’échec des démocraties de créer de meilleures sociétés pour leurs citoyens, le temps n’avait pas guéri les blessures de la guerre, les ayant laissées à vif et infectées.

Pour les gens des années 1930, la Grande Guerre était un tragique défilé de la mort qui n’avait réussi qu’à ensevelir les meilleurs d’une génération. Quelle chance pouvait avoir le souvenir de la libération de la petite Belgique quand les camarades avaient péri dans les tranchées? Comment les questions entourant l’équilibre des pouvoirs résonnaient-elles dans un monde où les dictateurs renaissaient en Allemagne, en Italie et au Japon? Vu les nouveaux nuages à l’horizon, la Grande Guerre n’avait rien résolu; elle n’avait laissé que des griefs terribles et les gagnants étaient plus faibles face à des ennemis nouveaux et rajeunis.

La Grande Guerre avait pratiquement disparu de la mémoire publique lors de la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’il y avait 1,1 million de Canadiens en uniforme pour combattre le fascisme à plusieurs fronts, la Grande Guerre s’estompait, excepté, de temps en temps, une chanson d’antan, ou des vieux des tranchées dans les unités d’anciens combattants qui protégeaient les principaux lieux au Canada. Les six années de guerre avec les subalternes d’Hitler se sont terminées en une victoire sans équivoque et une Europe en ruines, et le Canada en est sorti comme puissance moyenne et influente.

Les vétérans de la Seconde Guerre mondiale ont eu leurs propres difficultés en revenant au Canada mais ils ont été aidés par un gouvernement interventionniste, par le truchement de la Charte des anciens combattants, à aller à l’école, fonder des entreprises et cons­truire des maisons. Les Canadiens ont arrêté la production d’obus et se sont mis à élever des familles.

La Grande Guerre, presque oubliée, est revenue à l’esprit des gens au milieu des années 1960. Le 50e anniversaire de la bataille de la crête de Vimy a coïncidé avec les célébrations du centenaire au Canada, quand le pays, prospère et fier de ses réalisations, comme l’Expo ’67, remarqua à nouveau ses héros vieillissants. Il y a eu des voyages au front Ouest, de nouvelles histoires ont été écrites, et on a rappelé à tous que les anciens combattants encore vivants devaient être reconnus par la société et que des dizaines de milliers d’entre eux avaient disparu. En même temps, une nouvelle génération antiautoritaire et anti-guerre, de plus en plus mécontente par rapport aux normes sociales, observait l’effondrement des États-Unis qui chancelaient à cause des émeutes raciales et du sang qui continuait de se répandre au Vietnam, se tourna vers la Grande Guerre comme exemple où, disait-on, les vieux avaient mené les jeu­nes au massacre, les avaient forcés à creuser leur propre tombe au front Ouest et y avaient laissé pourrir les soldats pendant une demie décennie, en ayant tué des millions. De moins en moins de Canadiens savaient ce que la guerre avait signifié.

Durant les années 1980, la Grande Guerre était voilée par le temps et de moins en moins comprise car la plupart de ses vétérans étaient morts. Pourtant, les cinéastes, les dramaturges, les poètes et les romanciers étaient attirés par la Grande Guerre. Ils se concentraient invariablement sur la souffrance des tranchées, le soldat y étant victime. Bien que les historiens se penchaient de plus en plus sur les archives du pays pour explorer l’histoire à partir de la base, ils n’ont pas fait grand-chose pour changer la mémoire et le mythe de plus en plus racornis de la guerre.

Un camarade est sorti de la boue de Passchendaele, en 1917.. [PHOTO : IMPERIAL WAR MUSEUM DE LONDRES]

Un camarade est sorti de la boue de Passchendaele, en 1917..
PHOTO : IMPERIAL WAR MUSEUM DE LONDRES

Un des mythes les plus puissants de la guerre concernait les Canadiens qui avaient servi : ceux qu’on appelait les « crédules et les abandonnés ». Les crédules étaient ceux qui auraient été dupés pour aller outre-mer et demeuraient là-bas contre leur volonté, habituellement sous la menace du peloton d’exécution. Il est indubitable que l’armée de soldats civils qui ont constitué le premier contingent en 1914 ne savaient pas à quoi s’attendre en allant outre-mer. Certains d’entre eux s’étaient enrôlés pour l’aventure; d’autres avaient ressenti le besoin de l’empire et voulaient que le Canada aide les pays plus petits, comme la Belgique, contre le militarisme allemand sans entrave; d’autres encore étaient poussés par leurs pairs, les politiciens et la chaire.

Il y avait d’innombrables raisons pour s’enrôler, y compris la croyance d’une guerre rapide et le chômage mais cela n’explique pas pourquoi des dizaines de milliers, même des centaines de milliers, de Canadiens continuaient à s’enrôler durant les années suivantes. C’est tout simplement illogique que des hommes, jeunes ou vieux, ne se soient enrôlés en 1916 que pour l’aventure; la plupart savaient à quoi s’attendre dans les tranchées. Bien que la censure a émoussé quelques-uns de ces messages, les listes de victimes ne pouvaient pas être ignorées, pas plus que les lettres révélatrices venant du front. Par exemple, ceux qui se sont enrôlés plus tard disaient ne l’avoir fait que par devoir : les hommes jeunes et célibataires du CEC (80 p. 100 d’entre eux) disaient qu’ils s’enrôlaient afin qu’un homme marié n’ait pas à le faire; il y en avait beaucoup d’autres qui attendaient car ils devaient s’occuper d’un parent malade ou mettre de l’ordre dans leurs finances; d’autres pensaient simplement qu’il fallait arrêter les Allemands et que, d’autres les ayant précédés, c’était leur tour. Les Canadiens de cette génération, loin d’être crédules, ont décidé consciemment de servir le roi et la patrie. Ils croyaient en la cause, à des degrés divers sans doute, mais dire qu’ils étaient dupes serait injuste.

Un membre du Royal Canadian Army Veterinary Corps à l’entrainement pour les attaques au gaz.. [PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA005001]

Un membre du Royal Canadian Army Veterinary Corps à l’entrainement pour les attaques au gaz..
PHOTO : LIBRAIRIE ET ARCHIVES CANADA PA005001

Il y a probablement encore plus d’idées fausses à propos de ce qui est arrivé aux citoyens soldats dans les tranchées du front Ouest. L’image habituelle du soldat est celle du fantassin au front, baïonnette fixée au fusil, se préparant à bondir vers l’ennemi. En fait, les batailles importantes au front Ouest étaient rares; par exemple, en 1917 : les Canadiens ont participé à la bataille de la crête de Vimy, du 9 au 12 avril, et à deux combats mineurs, du 28 avril au 8 mai; vers la fin de l’année, le Corps canadien s’était battu à la colline 70 du 15 au 25 aout et à Passchendaele du 26 octobre au 10 novembre. Il y a eu des petits raids toute l’année et du temps passé à des opérations plus actives avant et après les grosses batailles mais une grande partie du service au front c’était de garder les tranchées.

Les soldats vivaient et mouraient dans ces lignes souterraines. Bien que les conditions étaient difficiles en été et en hiver, à cause des rats, des poux, des insectes, de la chaleur, du froid et du manque d’eau qui les tourmentaient tous, les soldats n’étaient pas des machines à combat. Même aux lignes de feu, et le passage du front à la réserve, et retour au front, durait deux semaines, ils lisaient des revues, écrivaient des lettres, jouaient aux cartes, fumaient comme une cheminée et racontaient des histoires souvent de mauvais goût. Sans ces petits plaisirs, ces divertissements, ils n’auraient pas pu supporter les balles, les obus, les éclats, le gaz toxique, toutes les autres armes qui prenaient des vies au hasard.

Si le souvenir populaire de la guerre en est un de soldats qui attaquaient jour après jour et se faisaient massacrer par les mitrailleuses parmi les barbelés, ce n’était pas la faute des soldats mais celle des généraux inhumains planqués. Le mythe indique que ces maniaques supérieurs, qui avaient une prédilection pour la gloire plutôt que pour la vie de leurs soldats, rejetaient la possibilité de changer leur façon de livrer combat, ignorant les nouvelles armes et les doctrines et tactiques nouvelles.

Durant les derniers 20 ans, les historiens ont enquêté systématiquement sur ces assertions et les ont confondues, surtout en ce qui concerne le haut commandement britannique, et spécialement sir Douglas Haig, commandant en chef de la British Expeditionary Force depuis la fin de 1915 jusqu’à la fin de la guerre. Les généraux britanniques et canadiens épousaient la nouvelle technologie, qui comprenait les chars d’assaut, la puissance aérienne et les voitures blindées, ainsi que la façon d’utiliser ces systèmes d’armes ensemble, plus efficacement, en combinant les armes pour le combat. Ils n’étaient pas parfaits et rares sont les gens qui diraient que Haig était un génie militaire, mais y a-t-il eu des commandants de génie durant la guerre? Chez les Allemands, Moltke le jeune, Erich von Falkenhayn, Erich Ludendorff et Paul von Hinderburg ont tous donné des indications d’échec grossier aux points de vue stratégique, opérationnel et tactique, et les généraux français, italiens et russes semblent n’avoir essayé, tout au long de la guerre, que de détruire leurs propres forces, une offensive manquée après l’autre.
En comparaison, en fait, le haut commandement britannique avait souvent l’air bon et les forces des domi­nions l’étaient certainement, appuyées par des officiers d’état-major compétents, et profitant de leaders puissants comme sir Julian Byng, sir Arthur Currie et sir John Monash. Mais c’est une guerre où il était difficile de briller.

La puissance de la défense, sous forme de tranchées, barbelés, nids de mitrailleuses emboités soutenus par l’artillerie et par des troupes de renfort, était telle que n’importe l’efficacité des offensives — et elles se sont améliorées tout au long de la guerre — les attaquants subissaient énormément de victimes. Est-ce que cela signifiait qu’aucune des armées a appris à se battre mieux et plus efficacement durant la guerre? Non; en fait c’est le contraire : les deux côtés — les alliés et les Allemands — ont évolué tout au long de la guerre, c’est pourquoi il n’y a pas eu de victoires faciles au front Ouest.

De tels mythes, de la crédulité jusqu’à l’ânerie, durent parce qu’ils ont un fond de vérité. Il y a des soldats qui se sont enrôlés parce que bernés; il y a des généraux qui n’étaient pas dignes de leur commandement; les attaques frontales contre les mitrailleuses étaient souvent suicidaires. Mais la plupart des mythes de la guerre se sont créés au fil du temps, au fur et à mesure que chaque génération se penchait sur la Grande Guerre et avait de plus en plus de difficulté à comprendre, surtout contre leur propre société.

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En cet anniversaire de l’armistice, le 90e, on se rappelle le dicton (anglais) sui­vant : « le passé est un pays étranger ». La Grande Guerre peut bien sembler l’être : toutes les photos en noir et blanc, les films saccadés et ne montrant pas l’horreur, ses derniers vétérans de par le monde ayant plus de 105 ans, hommes anciens d’une époque révolue. Mais contrairement à la plupart des événements historiques qui font encore partie de ce pays étranger, au Canada, la Grande Guerre continue de résonner. Plusieurs milliers de Canadiens, le premier ministre et la reine ont assisté, en 2007, au dévoilement du mémorial de Vimy remis à neuf. La guerre demeure partie intégrante du programme de la plupart des écoles du pays, sauf au Québec. Les cinéastes, romanciers et dramaturges sont encore attirés par le souvenir de la guerre. Il y a des sites dans la toile comme celui du groupe d’étude du CEC qui a environ 1 000 membres et des centaines de sites privés — mémoriaux numériques — dédiés aux unités ou aux parents. Les cérémonies comme celles du jour du Souvenir et l’iconographie du coquelicot, le silence de deux minutes et Au Champ d’honneur continuent de résonner dans le temps, toujours assez puissamment pour tirer les larmes aux Canadiens, même ceux qui n’ont jamais servi dans les Forces canadiennes.
Chaque génération a ses croyances et compréhension à propos de la Grande Guerre : la guerre n’a pas changé mais ce qu’elle signifie pour nous Canadiens a certainement changé, prenant sans cesse une nouvelle forme. Le souvenir, la signification et les mythes de la Grande Guerre attirent et repoussent. Quatre-vingt-dix-ans après, nous ne pouvons pas encore la mettre de côté, et elle n’a pas encore fini avec nous.

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