Des historiens révisent l’exposition sur le Bomber Command

Plus d’un demi-siècle après que les alliés aient lancé la campagne de bombardement stratégique contre les cibles industrielles, militaires et civiles allemandes, la moralité et l’efficacité de la tactique est encore vivement débattue.

Au cours de la dernière année, il y a eu un autre débat à propos de la manière dont le Musée canadien de la guerre (MCG) a décidé de représenter la campagne de bombardement, c’est-à-dire par une exposition qui, d’après bien des gens, sert à mettre la question de la controverse en évidence de façon injustifiée.

Un certain nombre de groupes d’anciens combattants, dont la Légion royale canadienne, l’Aircrew Association of Canada, l’Association des Forces aériennes du Canada, les Anciens combattants de l’armée, de la marine et des forces aériennes au Canada, le Conseil national des associations d’anciens combattants et la Bomber Command Association, ont fermement déclaré leur opinion comme quoi l’exposition et surtout le panneau intitulé Une controverse qui persiste, porte atteinte à cette question compliquée en rendant un jugement simpliste sur le bien-fondé et la moralité de la campagne.

Il n’y a pas longtemps, en réponse à ces critiques, M. Victor Rabinovitch, le président-directeur général de la société du Musée canadien des civilisations, a envoyé une lettre à quatre historiens canadiens où il leur demandait de venir à Ottawa pour juger l’exposition. Dans la lettre, il demandait à chaque historien d’écrire un rapport et il leur demandait spécifiquement d’étudier trois questions, divisées en deux domaines :

1. “Est-ce que la section du musée de la guerre sur la campagne du bombardement stratégique présente cet aspect du rôle qu’a eu le Canada à la Seconde Guerre mondiale de manière équilibrée? Est-ce qu’elle explique le rôle qu’a eu le bombardement stratégique dans la campagne militaire européenne en général?”

2. “Un panneau de l’installation actuelle intitulé Une controverse qui persiste a été critiqué par certaines personnes. Est-ce que ce panneau offre une compréhension actuelle de certains des impacts de la campagne de bombardement durant la guerre de façon appropriée?”

Pour répondre à ces questions, les historiens ont eu recours à tous les aspects de leur profession par rapport aux questions comme le rôle d’un musée militaire, la moralité d’attaquer des cibles civiles et l’importance du choix des termes pour préserver l’objectivité. Alors que deux des historiens ont conclu que l’exposition respecte les normes professionnelles de l’objectivité historique, les deux autres croient qu’une partie de l’exposition, à savoir le panneau sur la controverse qui persiste, ne respecte pas ces normes.

Bien que les historiens aient abordé les questions chacun à sa façon, le professeur de l’Université McGill Desmond Morton et le professeur de l’Université de Toronto Margaret MacMillan croient tous deux que le traitement de la controverse sur le bombardement stratégique par le musée est non seulement juste, il est nécessaire. “Le traitement équilibré de la controverse respecte le mandat du MCG d’informer et d’éduquer”, écrivait Morton. “Refuser de reconnaître la controverse, ce serait, comme dans le cas de toute censure, traiter les gens qui visitent le musée avec mépris.”

“Les critiques du panneau sur l’offensive du bombardement nient qu’il y ait eu une controverse valable à propos de cet élément très important de l’attaque, bien qu’elle ait été extrêmement coûteuse en jeunes vies pleines de talents et en ressources matérielles alliées qui étaient déjà insuffisantes.”

“La controverse, bien entendu, était réelle. En effet, elle fait partie d’un dialogue philosophique continuel à savoir si une fin morale justifie des moyens cruels et immoraux. Était-ce juste de tuer des millions de civils allemands pour mettre le nazisme en échec? Les gens honnêtes et moraux ont des points de vue contradictoires sur ces questions difficiles.”

MacMillan reprend le point de vue de Morton en écrivant que les critiques “ont tort de dire que l’exposition soutient catégoriquement que le bombardement de zone était immoral ou inefficace, ou les deux. Elle ne le soutient pas. À la place, l’exposition, justement d’après moi, fait remarquer, dans le panneau intitulé Bombardement stratégique et Bomber Command, que certains critiques de la campagne soutiennent que c’était immoral d’attaquer des cibles civiles dans le but de détruire le moral et l’infrastructure de l’ennemi. Il est indéniable que de telles critiques ont été faites et elles continuent de l’être.”

“La moralité de la campagne de bombardement est une question importante et le musée de la guerre, à raison, conscientise son audience sur le débat”, écrit-elle. “Est-il jamais juste, en guerre, de prendre des civils pour cibles intentionnellement? Y a-t-il des limites en guerre dont le dépassement endommage les vainqueurs? Si l’Allemagne avait gagné, les alliés auraient-ils été poursuivis en justice pour des crimes de guerre suite à leur destruction de villes d’importance militaire faible ou discutable?”

“La plaque intitulée Une controverse qui persiste a été critiquée parce qu’on y déclare que l’impact des raids sur la production de guerre allemande était réduit jusque vers la fin de la guerre. C’est tout à fait juste et toutes les autorités, pour autant que je sache, sont d’accord là-dessus”, ajoutait MacMillan.

Elle notait que “bien que le musée ait raison d’écouter les critiques, il ne peut pas permettre que ses programmes et expositions soient dictés par des groupes extérieurs […] quand des historiens réputés ne sont pas d’accord, comme c’est le cas à propos de l’efficacité ou de la moralité de la campagne du bombardement stratégique, ou des deux, les musées causent du tort à leur public en le privant de la connaissance de tels désaccords”.

Mais d’après le professeur David Bercuson de l’Université de Calgary et du directeur du département d’histoire et patrimoine du ministère de la Défense nationale, M. Serge Bernier, ce n’est pas simplement la ‘connaissance’ des désaccords que le musée offre dans le texte du panneau sur la controverse qui persiste.

Bernier écrit que “dans le cadre strict qui limite l’historien quand il doit s’exprimer par l’entremise d’une exposition, il me semble que nous avons une image qui, dans l’ensemble, est plutôt équilibrée sur le rôle du Canada aux bombardements stratégiques de la Seconde Guerre mondiale, et sur l’importance qu’avait cette manière de faire la guerre en Europe. Toutefois, un des panneaux de cette section cause un problème… Il est vrai qu’une controverse persiste à propos de l’effica-cité réelle de ces bombardements. Le texte de ce panneau ne pèse que sur un côté de la balance et il sous-entend que (les bombardements) étaient presque entièrement inutiles. Chacun des faits mentionnés est vrai en tant que tel. Le fait qu’un débat parmi les experts […] ait lieu depuis des décennies est vrai aussi. Mais le panneau semble se ranger d’un côté du débat. Si on ajoute au texte la série de photos accusatrices qui y sont reliées, l’attitude concernant le sujet est encore plus évidente. On ne voit que destruction et cadavres; une des photos pourrait fort bien avoir été prise pour la propagande allemande. Le message qui est envoyé, et qui a été perçu par nombre de gens, c’est que ces bombardements stratégiques étaient inutiles, immoraux et sans bien-fondé. Mais, curieusement, les autres panneaux de la même section offrent une vue des choses plus équilibrée.”

De dire Bernier dans son rapport pour conclure : “je ne crois pas que l’objectif des gens qui ont produit cette partie de l’exposition était de choquer un groupe particulier de visiteurs. Mais quand on voit la différence entre l’intention et les résultats, on doit reconnaître qu’ils ont abouti à un échec.”

Dans son rapport compréhensif, Bercuson commence en déclarant qu’il est d’accord avec le principe de l’exposition, mais ensuite il souligne des problèmes sur l’exécution de cette dernière. “Je dirais d’abord, sans ambages, qu’une telle controverse fait simplement partie du débat nécessaire, l’examen et le réexamen, qui doit se passer dans une démocratie arrivée à maturité, à propos de son passé et de ce que ce passé signifie… Alors personne ne devrait se sentir outragé par la simple présentation de la question morale d’Une controverse qui persiste. C’est EN EFFET une controverse qui persiste.”

“Je crois que le musée dans son ensemble a présenté de façon équilibrée le rôle du Canada à la guerre de bombardement… sauf peut-être le choix des mots pour le panneau qui se trouve au centre de cette controverse, les autres panneaux, pour la plupart, offrent un résumé juste des objectifs et des buts de l’offensive du bombardement combinée, des obstacles technologiques qu’elle a dû surmonter, des difficultés qu’on avait à bombarder la nuit, etc. Il est dit dans un panneau que ‘les attaques des centres industriels, des installations militaires et des villes ont causé la destruction de grandes zones et la mort de centaines de milliers de personnes. Ils ont aussi détourné des ressources allemandes des autres fronts et endommagé des éléments essentiels à l’effort de guerre allemand. C’est une évaluation juste et exacte, qui a peut-être été négligée dans la controverse. En effet, c’est presque une contradiction du panneau dont les mots sont au coeur du problème.”

C’est dans ce panneau au coeur du problème, le panneau Une controverse qui persiste, que Bercuson a trouvé une erreur dans l’exposition du musée. “La dernière phrase du paragraphe (du panneau) est comme suit : ‘Quoique les attaques du Bomber Command et des forces américaines aient causé la mort de 600 000 Allemands et en aient laissé 5 millions d’autres sans-abris, elles n’ont détruit qu’une infime partie de la production de guerre allemande avant la fin de la guerre.’ D’après moi il y a deux choses qui sont perturbantes à propos de cette phrase”, écrit Bercuson. “Le mot ‘quoique’ lui donne un ton éditorial. Il suggère fortement que la perte du grand nombre de vies n’a eu qu’un rendement positif bien petit pour l’effort de guerre des alliés. En effet, il se range dans un des ‘camps’ de la controverse et on peut penser qu’il suggère que le bombardement était un gaspillage de ressources et de vies ‘innocentes’.”

Bercuson explique aussi que la deuxiè-me chose perturbante à propos de la phrase, c’est qu’il manque un contexte important à l’affirmation que le bombardement n’ait produit que de faibles réductions de la production militaire allemande : que s’il n’y avait pas eu de bombardement, la production militaire allemande aurait pu utiliser l’excédent de capacité pour augmenter la production et que, de plus, “l’importance vraiment incalculable du bombardement c’était à quel point il a forcé les Allemands de s’occuper du programme des alliés, de la destruction de l’Allemagne urbaine, ce qui a beaucoup augmenté la friction (de la guerre) et fait diminuer l’effort de guerre allemand”.

Il écrit aussi que “bien que le panneau textuel en question n’offre pas de compréhension actuelle de ‘certains impacts de la campagne de bombardement’, il pourrait très facilement expliquer une plus grande partie du vrai dilemme auquel les alliés faisaient face en insistant davantage sur l’endommagement de l’effort de guerre allemand causé par l’OBC”.

Il remarque qu’en général, l’exposition est consistante, mais “que ce soit par exprès ou pas (et je ne crois pas que c’était l’intention du MCG) il est possible pour certains visiteurs de conclure que l’exposition sur l’offensive du bombardement s’est ‘rangée d’un côté’ de la controverse qui dure depuis longtemps et qui oppose la moralité de l’offensive du bombardement à son utilité, à cause d’un malheureux choix de mots et de la juxtaposition du texte et des photos”.

MacMillan et Morton croient surtout que la controverse doit avoir sa place dans le musée et ni l’un ni l’autre ne trouve rien à redire sur le panneau en question. Bernier, quant à lui, déclare que le panneau a échoué. Bercuson croit que le panneau “offusque”.

Il est sûr que s’occuper de cette question controversée est une tâche difficile pour le MCG. Mais en tant qu’évaluation objective de la campagne de bombardement stratégique, était-ce efficace? Était-ce moral?–est déjà assez embêtant, ce qui se pose comme question de base c’est si le panneau de la controverse qui persiste est acceptable en ce qui concerne l’objectivité historique professionnelle. Deux des plus éminents historiens du Canada croient que oui. Deux autres historiens éminents croient qu’il faut le remplacer. Nombre d’anciens combattants pensent que le panneau est offusquant et qu’il faut le remplacer.

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