Justice atermoyée

Pour l’ancien combattant naval Donald Wannamaker, le jour de la fête du Travail de cette année a vraiment été une cause de tourment.

C’est le 1er mai que ce vétéran des Forces canadiennes âgé de 74 ans a reçu la nouvelle, que lui donnaient ses avocats Jewitt-Morrison & Associates d’Ottawa, que sa bataille de 17 ans en vue d’obtenir une pension d’Anciens combattants Canada venait de s’allonger, et devenir plus dispendieuse.

Un mois auparavant, Wannamaker exultait quand un juge de la Cour fédérale non seulement ordonnait au Tribunal des anciens combattants (révisions et appels) de revoir sa demande pour blessures au dos, et rejetait les arguments du tribunal comme étant “manifestement déraisonnable” et contraire à l’esprit de la législation qui donne le bénéfice du doute à l’ancien combattant. Le tribunal, un organisme indépendant quasi- judiciaire, a été créé par une loi du Parlement en 1995 pour servir de possibilité d’appel aux demandeurs qui ne sont pas satisfaits des décisions d’ACC.

Le cas de Wannamaker est le deuxiè-me en quelques semaines où la cour a jugé que le TAC(RA) avait “commis une erreur de droit” et a abrogé sa décision, laquelle devait être revue par une autre formation de membres. Dans l’autre, l’ancien combattant manitobain Larry W. Nelson, âgé de 56 ans, demandait une indemnité pour une perte d’ouïe qu’il attribue à ses années dans l’infanterie.

Le directeur général du TAC(RA) Dale Sharkey dit que le tribunal “ne peut pas discuter (de ces cas) du tout” pendant qu’ils suivent la voie judiciaire. Toutefois, la prise de position du tribunal s’est clairement faite quand, le 1er mai, le dernier des 30 jours auxquels il avait droit, il a déposé un avis d’appel.

Quand on lui demanda comment il se sentait ce jour-là, Wannamaker répondit “très mal”. Pour ce résident d’Ottawa, légionnaire depuis longtemps, le finan-cement de sa bataille judiciaire a été difficile. Son cas ne se rendra pas à la Division d’appel de la Cour fédérale avant l’automne.

De plus, dit son avocate d’Ottawa Angela Habraken, “si M. Wannamaker finit par obtenir sa pension, elle ne sera pas rétroactive à la date dont il en a fait la demande (en 1989)”. La rétroactivité ne s’applique qu’à un maximum de trois ans à partir de la date de la décision favorable. Craig Morrison, qui plaide le cas de l’ancien combattant en Cour fédérale, dit que “il existe une motivation contrariante (chez le tribunal) de perdre du temps parce que cela diminue le montant qu’il faudra payer. J’espère que ce n’est pas un facteur. Mais quand on prend du recul et qu’on voit ça, on ne peut faire autrement que de s’en inquiéter.”

Wannamaker essaie d’obtenir une indemnité pour les blessures qu’il a subies lorsqu’il était mécanicien s’occupant de l’entretien d’avions pour la Marine royale du Canada entre 1952 et 1970. Après sa libération médicale, il a travaillé en tant qu’analyste en informatique au ministère de la Défense nationale.

La première blessure au dos de Wannamaker a eu lieu en 1959, quand il a glissé et qu’il est tombé sur la glace dans un stationnement de la Station de l’Aviation royale du Canada Downsview à Toronto, lorsqu’il se rendait au travail. La deuxième a eu lieu en 1961 quand il servait au Congo, une zone de service spécial. Il s’est donné un tour de reins en bougeant une caisse de 400 livres. Il n’y avait pas de personnel de soutien mé-dical, et l’incident ne fut pas documenté. “L’escadron avait […] bien peu de sou-tien”, dit-il. “Les autres faisaient d’autres choses.”

Cet homme, marié et père de trois enfants, qui souffre de la maladie du disque lombaire, prend constamment des Tylenol 3 et doit utiliser une canne pour marcher. Il va chez un chiropraticien depuis 1966.

Wannamaker a fait une demande de pension à l’origine avec l’aide de la Légion royale canadienne. Ce membre de 25 ans de la filiale Frankford (Ont.) a décidé de demander une indemnité après que ses trois fils eussent quitté le foyer; ce sont eux qui faisaient le jardinage et enlevaient la neige parce qu’il n’en était pas capable.

Quand ACC a refusé sa demande, Wannamaker a fait appel de la décision au comité d’examen (qui précédait le TAC(RA)). L’appel fut refusé. Un avocat de la Légion l’a ensuite représenté à une audience de révision auprès de l’ancien Tribunal des anciens combattants. Sa demande fut refusée cette fois-là aussi.

L’étape suivante était l’audition d’appel. Ces dernières ont lieu à Charlottetown, où le tribunal est basé. Encore une fois, le TAC(RA) soutint que la blessure de 1959 a eu lieu quand Wannamaker n’était pas en service. D’observer l’ancien combattant : “Ça m’a vraiment fait quelque chose, parce que dans le militaire, on est en service 24 heures par jour.”

Les audiences d’appel et les reconsi-dérations ne sont pas automatiques, il faut que l’appelant offre de nouvelles preuves, ou démontre qu’il y a eu une erreur de droit ou de fait.

Wannamaker a engagé des avocats vers la fin des années 1990. Il dit qu’il ne rejette pas la faute sur la Légion pour son manque de succès au début, mais il pensait qu’il lui fallait faire venir davantage de puissance juridique. “Je pense (qu’à la Légion) on fait de son mieux, mais on ne poursuit rien.”

Avec son équipe judiciaire, y compris Morrison, Habraken et David Jewitt, il a présenté son cas à la Cour fédérale pour une révision judiciaire. C’est le tribunal de la dernière chance quand toutes les voies de recours auprès du Tribunal des anciens combattants ont été épuisées.

Habraken, qui a fait une grande partie de la préparation, dit que l’équipe comptait sur des cas où la cour avait renvoyé la décision au tribunal, particulièrement ceux qui touchaient aux articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). Ces articles servent à charger le tribunal d’interpréter libéralement toute législation pertinente et de donner le bénéfice du doute à l’ancien combattant quand on considère les preuves.

La préparation a rapporté.

Lors de la décision du 30 mars, le juge de la Cour fédérale Pierre Blais n’a pas mâché ses mots, disant que plusieurs des arguments du tribunal étaient “manifestement déraisonnables”. Il écrivait : “Je crois que le demandeur a établi selon toute probabilité que sa blessure au dos a eu lieu durant son service militaire ou qu’elle y était reliée […]. Le tribunal aurait dû donner le bénéfice du doute au demandeur.

“De plus, les preuves médicales militaires documentées illustrant que le demandeur souffrait de maux de dos auraient dû être vues sous le meilleur jour possible. Le tribunal ne l’a pas fait et, à la place, il a invoqué des preuves contradictoires faibles qui, pensait-il, ne démontraient pas que le demandeur avait souffert d’un traumatisme lorsqu’il est tombé sur la glace.”

De dire Blais en conclusion : “la décision du tribunal devrait être mise de côté et la question renvoyée pour qu’on la révise”.

Par la suite, Morrison remarquait que “un des commentaires intéressants que le juge a faits était ‘Pouvons-nous en finir avec ceci, s’il-vous-plaît […]?’ Justice différée est justice refusée (et) le temps qu’elle a été différée dans ce cas-ci a été énormément injuste pour M. Wannamaker”.

En mai, après que l’avis d’appel ait été fait, Habraken dit, “évidemment, nous sommes contrariés et désappointés, mais ils ont le droit de faire appel”.

Ce n’est pas rare que le TAC(RA) interjette appel des décisions de la Cour fédérale, remarque le directeur du Bureau national des services Pierre Allard. De plus, “mon expérience me dit que […] dans la plupart des cas, le TAC(RA) ne casse pas sa décision”.

Dans l’autre cas à la Cour fédérale, le vétéran des FC Larry Nelson, qui vit près de Winnipeg, demandait une indemnité pour perte d’ouïe. Nelson a travaillé dans l’infanterie et conduisait un transport blindé de personnel durant son service, de 1970 à 1978.

Avant de s’engager, un examen médical a servi à établir qu’il n’avait pas de problème d’ouïe. Lors de sa libération honorable, en 1978, un audiogramme indiquait qu’il y avait une perte d’ouïe dans les hautes fréquences à l’oreille gauche. Au fil du temps, l’ouïe de Nelson a empiré. En 1991, on diagnostiquait une perte d’ouïe sensorineurale bilatérale dans les hautes fréquences modérément grave.

Cette année-là, il demanda une pension d’invalidité et on la lui refusa. Les essais subséquents de faire réviser sa demande furent aussi refusés, malgré le fait qu’il apporta de nouvelles preuves de spécialistes. Une lettre du TAC(RA) en date de novembre 2004 refusait la demande de Nelson de reconsidérer, et il demanda une révision judiciaire.

Le 15 mars, le juge de la Cour fédérale John A. O’Keefe décida en faveur de Nelson, déclarant que le tribunal “avait fait une erreur de droit” en n’appliquant pas la définition de ‘invalidité’ trouvée à l’article 3 de la Loi sur les pensions. Il y est dit qu’une “‘invalidité’ veut dire la perte ou la diminution du pouvoir de vouloir et de faire quelque acte normal mental ou physique”.

O’Keefe remarquait que le TAC(RA) avait permis au tableau d’invalidités établi par le ministre des anciens combattants de remplacer la législation ‘pa-rente’ qu’est la Loi sur les pensions. “Le TAC(RA) n’a pas contesté que le demandeur a souffert d’une perte d’ouïe […] qui a été causée au moins en partie par son exposition au bruit lors de son service militaire. Il n’y a pas de doute que le ministre peut établir et utiliser un tableau pour évaluer l’importance de l’invalidité, mais c’est l’article 3 de la Loi sur les pensions qu’il faut appliquer pour décider s’il y a invalidité ou non.”

Allard dit que “c’est une bonne décision en ce qu’elle sert à reconnaître que le tribunal ne devrait pas se concentrer strictement sur les directives d’admissibilité, lesquelles sont très mécaniques. Ce n’est pas leur rôle. Leur rôle est de se pencher sur le bénéfice du doute (et) ce qui représente une invalidité”.

Mais la décision a donné lieu à un appel. Dean Giles, un des avocats de Nelson de la firme Fillmore Riley, à Winnipeg, dit que le cas devrait aller à la Cour d’appel fédérale cet automne.

“Tous ces jugements (à la Cour fédérale), d’après moi, indiquent qu’il y a un problème”, dit Allard, “pas tellement dans les décisions antérieures du tribunal, mais dans le fait que le tribunal empire les difficultés qu’il y a au nouvel examen, le dernier niveau d’appel”. D’une certaine manière, le TAC(RA) a amélioré les choses en permettant à l’avocat de l’ancien combattant de faire une présentation verbale à la sélection qui précède les nouveaux examens. Ce n’était pas le cas autrefois, et la Légion a fait pression pour ceci.

Toutefois, continuait Allard, le tribunal a aussi institué l’exigence de ‘diligence raisonnable’ pour les nouvelles preuves, ce qui signifie que “l’on doit confirmer pourquoi, en tant qu’appelant, on apporte ces nouvelles preuves. (Le tribunal) essaie d’étendre la portée de la Loi sur le TAC(RA) sans avoir recours à la législation. D’après moi, cela rend plus difficile la demande de réparation”.

Avant d’aller sous presse, la Légion, le tribunal et d’autres parties intéressées attendaient une décision de la Cour fédérale concernant l’exigence de la diligence raisonnable. Le Bureau de services juridiques des pensions, une organisation d’avocats à l’intérieur d’ACC qui offre une assistance juridique gratuite aux anciens combattants, essayait de la faire annuler.

Alors qu’Allard dit que le tribunal a essayé d’être plus compatissant, parti-culièrement depuis que Victor Marchand est devenu président, en 2003, “le fait qu’il interjette appel de ces décisions de la Cour fédérale est un peu troublant”.

Pour répondre à la critique que le TAC(RA), dans certains cas, ne s’est pas conformé à l’esprit de la législation, comme de donner le bénéfice du doute, Marchand dit “je ne suis pas du tout d’accord avec ça […]. Le bénéfice du doute ne signifie pas que le jugement du droit à la pension peut se faire sans preuve. Il doit toujours y avoir une quantité minimale de preuve à fournir. Nous faisons de notre mieux, dans l’intérêt de l’ancien combattant”.

Marchand soutient que les taux de réponses favorables du TAC(RA) sont “excellents”, qu’entre 58 à 60 pour cent des demandes des anciens combattants sont acceptées lors de la révision et 30 pour cent lors de l’appel.

Actuellement, un des plus grands défis que le tribunal doit relever est le recrutement d’autres membres. Cette année, il y a eu une campagne nationale d’annonces pour trouver des professionnels qui accepteraient de devenir membres à temps plein. Le processus de sélection a été retapé en 2004 “pour être transparent, professionnel et basé sur les compétences”, d’après ce qu’on trouve au site Web du TAC(RA) www.vrab-tacra.gc.ca.

“Nous sommes encore sur la même voie, qu’il faut que le tribunal soit juste, rapide et aimable”, dit Marchand.

Allard dit qu’il va falloir du temps aux nouveaux membres pour être productifs. “La courbe d’apprentissage est raide. Mais je pense que le président travaille dur pour modifier la mentalité du tribunal.”

Alors que sa bataille de 17 ans pour l’obtention d’une pension d’invalidité se poursuit, Donald Wannamaker, quant à lui, espère que oui.

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