L’art d’émouvoir : le Programme d’arts des Forces canadiennes, 2001-2006

“La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer.
–Honoré de Balzac le Chef-d’oeuvre inconnu, p. 394.

Le ministère de la Défense nationale a créé le Programme d’arts des Forces canadiennes (PAFC) il y a cinq ans. La représentation artistique du travail des Forces canadiennes, au pays comme à l’étranger, ajoute un élément important à la compréhension de ce travail. Les anciens combattants remarquent souvent qu’il leur est difficile de trouver les mots pour exprimer ce qu’ils ont vécu. On peut se servir de photographies pour reconstituer le passé mais c’est l’art qui permet d’exprimer les émotions qui sont difficiles à saisir avec un appareil de photo; les artistes fournissent donc un complément intéressant aux autres moyens cherchant à immortaliser la vie militaire. Nous présentons ici un court sommaire des premiers cinq ans du programme.

Dans le cadre d’un projet pilote du PAFC, trois artistes ont été sélectionnés à l’été 2002 pour accompagner les Forces canadiennes sur les lieux de l’opération Apollo, en Asie du Sud-Ouest. Ensuite, entre 2003 et 2005, 21 artistes ont été choisis lors d’une première compétition et ils viennent juste de terminer leur expérience. En décembre 2005, cinq nouveaux artistes furent choisis pour commencer leurs travaux pendant la période 2006-2007. Mais avant de parler de ces artistes du PAFC, il serait utile de faire un survol rapide des autres programmes d’art militaire canadiens du 20e siècle.

Le premier programme d’art militaire canadien a été officiellement créé en 1916. Une centaine d’artistes travaillant pour le Canadian War Memorials Fund ont exécuté plus de 800 tableaux, sculptures et oeuvres imprimées. Sous la direction de Max Aitken, l’âme du programme, les artistes, selon les historiens Dean Oliver et Laura Brandon, “illustrent, perpétuent et éclairent les principaux événements de la Première Guerre mondiale telle que les Canadiens l’ont vécue, mais ils marquent également une étape importante dans l’évolution de l’art canadien”. Les membres du Groupe des Sept ont été durement frappés par leur expérience, dont Fred Varley, A.Y. Jackson, Arthur Lismer et Frank Johnston. Selon Varley, “vous, au Canada […] vous ne pouvez pas du tout imaginer ce qu’est la guerre.” L’idée qu’il faut faire l’expérience de la vie militaire afin de la comprendre revient souvent dans les récits des artistes de guerre.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, 31 peintres officiels, dont la plupart portaient déjà l’uniforme, ont été engagés dans le cadre du programme d’art militaire pour servir aux côtés des soldats, marins et aviateurs canadiens. C’était une autre guerre et ce programme a produit des oeuvres différentes au lieu de mettre l’accent sur la tragédie et la destruction, la plupart des cinq mille images (plus petites) montrant les événements, les machines et les différents acteurs dans toutes les situations. Toutefois, comme cela avait été le cas pour les organisateurs du programme précédent, les responsables du programme pendant la Seconde Guerre mondiale (Vincent Massey, le Colonel A.F. Duguid, le major C.P. Stacey et le directeur H.O. McCurry du Musée des beaux-arts du Canada) insistaient pour que les artistes soient là, avec leurs sujets. Cette politique fut appuyée par des artistes comme Alex Colville, qui a décrit ce qu’il a ressenti à Bergen-Belsen peu de temps après la libération de ce camp : “Ce fut une expérience profondément émouvante.” Et Charles Comfort, ayant passé un an avec l’armée canadienne en Italie, a noté qu’il lui était impossible de ne pas être touché par les événements qu’il a vus.

Entre 1968 et 1995 il y avait le Programme d’aide des Forces canadiennes aux artistes civils (CAFCAP) dans le cadre duquel une quarantaine d’artistes ont créé environ 250 oeuvres. La plupart d’entre eux ont travaillé en temps de paix et dépeint les activités des forces dans diverses situations, au pays et à l’étranger. L’annulation du programme a créé un vide, lequel a été comblé quelques années plus tard par le PAFC.

Les premiers artistes du PAFC

Le 6 juin 2001, le chef d’état-major de la Défense, le général Maurice Baril, a annoncé la création du PAFC qui visait une fois de plus à donner à des artistes l’occasion de dépeindre le travail des forces dans le monde entier. La première étape consistait à former un comité de sélection pour que les artistes du PAFC jouissent du soutien des communautés militaire et artistique. Ce comité, présidé par Serge Bernier, Directeur histoire et patrimoine, incluait Joe Geurts (directeur du Musée canadien de la guerre), Jean-Louis Roux (président du Conseil des Arts du Canada), Roch Carrier (directeur de la Bibliothèque nationale du Canada), Pierre Théberge (directeur du Musée des beaux-arts du Canada), la sénateure Lucie Pépin et l’artiste Michael Flahault.

L’été suivant, John Horton était l’artiste nommé pour accompagner la marine en Asie du Sud-Ouest. Né en Angleterre et diplômé des écoles d’art de Poole, Bournemouth et Wimbledon, il a servi dans la Royal Navy et dans la réserve navale canadienne. Installé à Vancouver depuis 1964, il travaille en design et en architecture et, depuis 1970, peint la marine. Il est arrivé au golfe Persique en juillet 2002, à bord du NCSM Algonquin, et il s’est rapidement adapté à son milieu. “J’ai été dans la marine”, explique-t-il, et même si certains aspects étaient nouveaux, “je savais à quoi m’attendre en m’embarquant.” L’accueil chaleureux de l’équipage a facilité son intégration : “Ils ont été si gentils avec moi et m’ont traité comme un des leurs.” Une de ses premières tâches a été de décider quoi peindre afin de démontrer “ce qu’on faisait et ce qu’était la vie dans la marine moderne”. Il a fini par estimer que les abordages étaient la clé des opérations et il représente fort bien ce thème dans deux tableaux: Arraisonnement à l’aube et ‘Go Fast’–Interdiction. Selon lui, “ces deux tableaux à eux seuls montrent en quoi consistait l’opération canadienne dans le golfe Persique”. (Pour voir ces tableaux et les tableaux des autres artistes, consulter le site web du PAFC à www.forces.gc. ca/dhh.) Tout en choisissant ses thèmes et en faisant des croquis, M. Horton prenait des photographies pour les détails mais cela s’est avéré difficile avec l’humidité.

Allan Mackay, né à Charlottetown (Î.-P.-É.), l’artiste nommé pour l’armée, a un diplôme du Nova Scotia College of Art. Il a fait carrière dans les arts visuels en tant que directeur-conservateur, administrateur des affaires culturelles et artiste professionnel. Il travaille maintenant comme consultant en conservation pour le Musée des beaux-arts de Kitchener-Waterloo. Son arrivée à l’aéroport de Kandahar a été mémorable : “C’était certainement intéressant d’arriver en Afghanistan à bord d’un Hercules […] je plongeai dans le milieu où je me trouvais.” Pendant qu’il cherchait l’inspiration pour les thèmes de ses travaux il filmait; il travaille à partir de photographies et il a filmé environ cinq heures de vidéo. De retour au Canada, il a choisi les images et commencé à les travailler avec un mélange de fusain, de pastels, de pastels à l’huile et de cire. Son usage de la cire est vraiment remarquable et véhicule efficacement son interprétation de l’environnement. “J’utilise un pinceau large trempé dans un mélange de cire fondue et de vernis de dammar et je répands la cire en une couche unie ou presque unie sur le dessin…. Étant donné la poussière et le sable dans cette région, une telle technique permet de rendre d’une certaine manière […] l’apparence du paysage et de l’air.” Puisqu’il était sur place, il a vu lui-même le sable et la poussière et ces éléments, moins visibles sur les photos, sont nettement présents dans ses représentations.

L’artiste nommé pour accompagner la force aérienne fut Ardell Bourgeois. Né en Alberta, il a déménagé plusieurs fois avant de s’établir en Colombie-Britannique où il a étudié au Emily Carr College of Art and Design. En mai 2002 il recevait un appel téléphonique du gérant du programme, le major André Levesque, qui lui offrait de participer au programme et deux mois plus tard il était sur les lieux. Il s’est d’abord familiarisé avec le milieu : “Il y avait beaucoup de choses à regarder et j’essayais de saisir certaines des activités. J’ai fini par choisir ce qui me frappait le plus, des activités auxquelles je participais directement.” Après avoir choisi ses thèmes, il a pris des photographies et fait des esquisses sur lesquelles il travaillerait de retour au Canada. Il a peint un tableau sur place, non sans mal, une reine sans hangar. “La chaleur posait un problème,” explique-t-il. “L’élément principal que j’avais vraiment sous-estimé, c’était à quel point elle aurait des effets sur la peinture à l’huile et la lumière… Il faisait jusqu’à 48 degrés Celsius […] à dix heures du matin et la peinture était si liquide qu’elle n’adhérait pas bien à l’isorel […]. J’avais un temps limité pour peindre parce que je devais attendre que les aéronefs ne soient plus sur l’aire de trafic.”

Vu les bons résultats du projet pilote, le PAFC a lancé sa première compétition ouverte à tous les artistes canadiens. Le comité de sélection a retenu 21 candidats qui allaient participer à des missions entre mai 2003 et décembre 2005. Afin d’assurer aux artistes l’accès leur permettant de vraiment comprendre les activités militaires, la coopération des membres des Forces canadiennes était essentielle. Les artistes ont tous grandement apprécié cette coopération. L’équipage du NCSM Calgary a accueilli au nom de la marine à Esquimalt les artistes Douglas Bradford, Ho Tam et Maskull Lasserre. À Halifax, l’équipage du NCSM Toronto a accueilli pendant deux semaines les artistes David Collier, François Béroud et Andrew Wright en avril 2005.

L’armée a pour sa part reçu quatre artistes en décembre 2003 à Sherbrooke pendant une semaine d’entraînement en préparation pour une mission en Afghanistan. Il s’agissait de Jacques Hamel, Karole Marois, Sylvie Pecota (qui est allée aussi en Haïti), et Edward Zuber. De plus, Gertrude Kearns a participé pendant une semaine, en août 2004, aux exercices de préparation de type FIBUA (combat dans les zones bâties), à la base de Petawawa.

L’aviation, quant à elle, a accueilli l’artiste Alex Meyboom à Trenton pendant la période très chargée de janvier 2005 lorsque les membres du DART partaient aider les victimes du tsunami en Asie du Sud-Est. Et en avril 2005, la base de Cold Lake en Alberta a reçu la visite de Katherine Taylor et de Mark Richfield pendant cinq jours.

Il y a aussi des artistes qui ont choisi les événements commémoratifs comme sujet. Ainsi, en juin 2004, à l’occasion des cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement, Ian Wall a accompagné des groupes d’anciens combattants en Normandie. Et, en novembre 2004, Zeqirja Rexhepi et Kevin Goligher ont observé les événements de la journée du souvenir, le premier à Ottawa et le deuxième à Kingston. Finalement, en mai 2005, Karole Marois s’est jointe aux anciens combattants en Hollande pour les cérémonies du soixantième anniversaire du jour de la victoire en Europe.

Les cinq nouveaux artistes

Pendant l’automne 2005, le PAFC a lancé une deuxième compétition, ouverte à tous les artistes canadiens, et le comité de sélection a retenu cinq candidats qui participeraient à des missions entre janvier 2006 et décembre 2007. (Les artistes intéressés à soumettre leur candidature sont priés de noter qu’il y aura une autre compétition à l’automne 2007 et ils sont invités à consulter le site web de la Direction histoire et patrimoine du ministère de la Défense nationale pour les détails.) Le comité de sélection, présidé par l’historien de l’art François-Marc Gagnon, comprend Laura Brandon, Michel Gaboury, Greg Hill et Zeqirja Rexhepi.

Karen Bailey d’Ottawa est l’un des cinq nouveaux artistes. Elle a étudié au Reigate School of Art and Design en Angleterre et a fait douze expositions solos depuis 1987. Elle est spécialiste en science héraldique et en calligraphie. Elle veut essayer de démontrer dans ses travaux comment chaque participant contribue au bon fonctionnement de chaque mission, souvent en travailleur invisible. “C’est l’interaction entre les hommes et les femmes à l’avant-plan et les autres en arrière-scène qui m’intéresse le plus.”

Allan Ball, un artiste d’Edmonton, a étudié en arts visuels à l’Université de l’Alberta. Il a présenté douze expositions solos depuis 1990 et il utilise plusieurs médias dans ses travaux. Il se souvient des activités militaires de son père qui ont marqué sa jeunesse. Il désire étudier de plus près la vie quotidienne des soldats, de même par ailleurs que le rôle de la religion.

Catherine Jones, une artiste d’Halifax, a étudié au Nova Scotia College of Art and Design et a fait quinze expositions solos depuis 1980, dont “At the End of the Day”, une étude de 21 portraits. Ces portraits, illustrant d’anciens soldats canadiens, britanniques et allemands, sont inspirés du dîner de la réconciliation à Ortona en 1998 et fondés sur le thème du pardon. “Le pardon est l’une des qualités humaines les plus rares”, explique-t-elle. “Quel beau témoignage de voir ces hommes qui, malgré le fait qu’ils ont été des ennemis mortels, ont pu s’asseoir pour manger et trinquer ensemble.” Elle a quelques projets qu’elle aimerait réaliser dans le cadre du PAFC et elle considère que “c’est un privilège et un honneur d’être choisie”.

William MacDonnell, un artiste de Calgary, a étudié au Nova Scotia College of Art and Design et il a fait vingt-quatre expositions solos depuis 1979. Ses tableaux ont représenté plusieurs scènes de guerre et les conséquences des guerres dans les villes allemandes en 1919 et en 1946, la signature de l’armistice à la fin de la Première Guerre mondiale, les lendemains des opérations de maintien de la paix en Croatie et les champs ruinés en Indochine après la guerre. À travers ses oeuvres, on voit sa réflexion au sujet de la mémoire collective d’une société et aussi le phénomène de l’oubli.

Scott Waters, de Toronto, a étudié les arts visuels à l’Université York et il a fait huit expositions solos depuis 1998. Ancien soldat du PPCLI, il s’intéresse à la culture militaire et à l’éthique de travail protestante. Sa collection “The Hero Book” est peinte sur du contreplaqué, “un matériau très utilisé par le commun des mortels”. Selon lui, le PAFC représente “un de ces projets idéals” et il espère peindre les soldats en déploiement et les patrouilles tout comme les repas au mess.

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Le comité consultatif, toujours présidé par Serge Bernier, inclut en 2006 Joe Geurts, Laura Brandon, François-Marc Gagnon, Greg Hill, Ian Wilson, Michel Gaboury et Joe Day. Il cherche à faire connaître les oeuvres réalisées dans le cadre du PAFC. C’est ainsi qu’une exposition a été faite à l’ambassade canadienne à Washington entre octobre et décembre 2005 et il y en aura une autre au musée Shearwater entre avril et septembre 2006. Le comité cherche aussi à améliorer le programme. Pour les cinq nouveaux artistes du PAFC et ceux qui suivront leurs traces, les objectifs ressemblent beaucoup à ceux des artistes des programmes des deux guerres et du CAFCAP, l’idée étant de constater de visu ce que font les forces canadiennes et ensuite de le communiquer, de l’exprimer dans les oeuvres d’art. Mais la différenciation entre le soldat et le civil est moins grande aux guerres modernes qu’à celles d’autrefois, et assurer l’accès nécessaire aux artistes n’est pas toujours facile. Suite aux expériences concernant le projet pilote de 2002 et le premier groupe de 21 artistes entre 2003 et 2005, plusieurs ont suggéré qu’on donne plus de temps et de liberté de mouvement aux artistes dans les zones de combat. Pour des raisons de sécurité toutefois, c’est difficile à réaliser. Trouver un équilibre entre l’accès et la sécurité sera un défi pour les gens du programme dont l’objectif est de générer des oeuvres artistiques qui sauront refléter les souvenirs des anciens combattants et offrir aux générations à venir, avec les témoignages photographiques, un portrait complet de ce qu’était la vie dans les forces canadiennes au début du 21e siècle.

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