Le porte-avion glaçon

 

De la glace du lac Patricia, en Alberta, fut utilisée pour le prototype de navire de glace très secret, qui était déguisé en hangar à bateaux.
Jasper-Yellowhead Museum & Archives

Les porte-avions, qui protégeaient les convois lorsqu’ils étaient trop loin des bases aériennes, étaient une grande innovation pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’aluminium et l’acier étaient très demandés. Était-il possible d’utiliser d’autres matériaux?

Geoffrey Pyke, chercheur au Combined Operations Headquarters en Grande-Bretagne, savait combien il est difficile de détruire un iceberg. Il se posa donc la question suivante : pourrait-on niveler la surface de l’un de ces mastodontes pour y construire un aérodrome?

De la glace du lac Patricia, en Alberta, fut utilisée pour le prototype de navire de glace très secret, qui était déguisé en hangar à bateaux.
Jasper-Yellowhead Museum & Archives

Le problème, c’est que seuls 10 p. cent seulement du volume d’un iceberg est au-dessus de la surface de l’eau. Il aurait fallu un iceberg avec des centaines de mètres de glace sous l’eau pour qu’il soit assez grand pour accueillir une piste, et il aurait donc été impossible de le tirer. En outre, les icebergs ont une fâcheuse tendance à fondre au beau milieu de l’Atlantique.

Illustrations by Joel Kimmel
Illustrateur Joel Kimmel
Geoffrey Pyke: eut l’idée de fabriquer un gigantesque porte-avion principalement en glace.
Illustrateur Joel Kimmel

Place donc au pykrète, mélange d’eau et de pâte de bois qui se révèle étonnamment solide lorsqu’il est congelé. Inventé par des chimistes spécialistes en polymères et nommé en l’honneur de M. Pyke, c’était un matériau qui fondait lentement et on pouvait lui donner une forme à l’instar du bois ou du métal, matériaux qu’il pourrait remplacer… pour construire un porte-avion, par exemple. Winston Churchill, premier ministre britannique, en était un fervent partisan.

Où tester la faisabilité du projet? Eh bien, au Canada, bien sûr, pays des hivers froids et de chercheurs qui s’y connaissaient en glaciologie. On donna au projet le nom d’Habacuc, d’après le huitième petit prophète de l’Ancien Testament à qui on avait dit d’attendre une merveille incroyable. 

Le Conseil national de recherches fut chargé de construire un prototype au lac Patricia, près de Jasper, en Alberta. Après l’achèvement en 1943 du modèle réduit qui mesurait 18 mètres sur 9 et pesait 1 000 tonnes, le comité canadien de la guerre alloua 1 million de dollars à la construction d’un porte-avion à l’échelle réelle qui devait être prêt en 1944.

Le Canada avait les matières premières nécessaires : 300 000 tonnes de pâte de bois, 25 000 tonnes de panneaux de fibres isolants, 35 000 tonnes de bois d’œuvre et 10 000 tonnes d’acier. L’Amirauté britannique estima au début que le cout de construction du « bergship » serait d’environ 700 000 livres (1,2 million de dollars canadiens), tandis qu’un porte-avion conventionnel d’alors coutait quelque 70 millions de dollars canadiens.

Mais, bâtir un prototype était une chose, construire un colosse de 610 mètres de longueur en était une autre. Les Britanniques avaient établi le cahier des charges suivant :

une vitesse de sept nœuds

un gouvernail de 30 mètres de longueur

une autonomie de 11 000 kilomètres

une coque résistant aux torpilles

une piste pour bombardiers lourds

Il aurait fallu une coque réfrigérée de 12 mètres d’épaisseur pour que le pykrète ne fonde pas.

Les ingénieurs canadiens estimèrent la durée de la construction à cinq ans, en faisant venir des milliers de travailleurs d’autres chantiers militaires. Et il aurait fallu beaucoup plus de bois d’œuvre, de béton, de pykrète et de glace que les Britanniques ne l’avaient prévu. Il y avait des problèmes techniques à régler, comme le contrôle d’un gouvernail d’une longueur de 30 mètres. Les Canadiens prévinrent aussi que la facture pourrait atteindre une centaine de millions de dollars.

Pendant ce temps, on avait trouvé d’autres moyens de gérer l’allée des U-boots. Des aérodromes aux Açores s’ouvrirent aux avions des Alliés, et les Britanniques mirent au point de plus gros réservoirs de carburant pour des vols plus longs ainsi que des radars plus précis. Ils construisirent aussi davantage de porte-avions. En mai 1943, Mackenzie King recommanda de mettre fin au projet.

Le prototype fondit lentement et coula au fond du lac Patricia. Les plongeurs peuvent encore apercevoir l’épave aujourd’hui.


LES CHIFFRES

610 mètres Longueur du plan du porte-avion à taille réelle (presque deux fois la longueur du plus long porte-avion d’aujourd’hui)

30 mètres Longueur du gouvernail

12 mètres Épaisseur de la coque

280 000 Nombre de blocs de pykrète

100 millions dedollars (ou plus) Cout estimé de la construction en 1943

1,5 milliard En dollars de 2020

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