Le pèlerinage du souvenir de 2013 de la Légion royale canadienne : La montre des pelerins

 Les membres du pèlerinage de la Légion s’approchent du Monument commémoratif du Canada à Vimy. [Photo : Sharon Adams]

Les membres du pèlerinage de la Légion s’approchent du Monument commémoratif du Canada à Vimy.
Photo : Sharon Adams

Alex Wilson de Killam, en Alberta, a gagné une montre à un carnaval il y a un siècle. Il l’avait dans la poche quand il s’est enrôlé et durant la bataille de Passchendaele, où il a été blessé.

Ce jeune brancardier a rapporté au Canada deux choses qu’il aimait : son épouse, Leah Beatrice Jones, qui l’avait soigné, et la montre Elgin qu’il avait gagnée.

« La montre était brisée quand j’en ai hérité, en 1969, nous dit le fils d’Alex, Dave, qui n’a pas pris part au pèlerinage. On l’a remontée, mais elle ne fonctionnait plus. » Cette montre, dont les aiguilles indiquaient entre 11 h 4 et 11 h 5, est un objet du patrimoine familial qui ne sert pas à lire l’heure, mais qui est d’un autre temps.

Dave a remis la montre à son petit-fils, Alec Dreichel de Westerose, en Alberta, pour qu’il la porte durant le Pèlerinage du souvenir de 2013 de la Légion royale canadienne. « Je voulais la rapporter à Passchendaele en l’honneur de mon arrière-grand-père », nous explique ce technicien en soins médicaux d’urgence qui, lui aussi, a porté des brancards. Près de Passchendaele, l’ayant sortie de sa poche, Dreichel a remarqué quelque chose de singulier. L’aiguille des secondes bougeait. « Je me suis dit : oh, non! L’aiguille s’est décrochée. »

Alec Dreichel admire la montre de gousset de son grand-père. [Photo : Sharon Adams]

Alec Dreichel admire la montre de gousset de son grand-père.
Photo : Sharon Adams

Et puis il entendit le tic-tac.

« C’est probablement parce qu’elle a été secouée pendant le voyage, dit Dreichel. Mais au fond de moi, je sais que l’explication la plus probable n’est pas rationnelle. » Il a l’impression que son arrière-grand-père lui a donné une petite tape sur l’épaule.

Les pèlerins trouvent qu’il est possible de porter le deuil d’étrangers tués il y a longtemps, ou de se sentir proche d’un aïeul mort à la guerre. « Il y a une différence entre visiter un champ de bataille et y faire un pèlerinage », nous explique John Goheen, qui guide le pèlerinage de la Légion pour la neuvième fois. Il appelle « mémoire éclairée » une partie de cette différence, laquelle a rapport à l’étude de l’histoire, à la visite des lieux où elle s’est produite, à se renseigner sur le sort des gens qui l’ont vécue, et à commémorer ceux qui y sont morts.

« Les émotions la modifient », dit Tom MacDonald, pèlerin de l’Île-du-Prince-Édouard qui a été surpris de pleurer à la plage Juno, où les Canadiens ont débarqué au jour J, en juin 1944. « Sur cette plage, on les imagine quitter les péniches de débarquement dans l’eau froide. Il y en avait qui, ne sachant pas nager, étaient pétrifiés quand on a abaissé la rampe. Et puis ils voyaient les éclairs sortant de la bouche des canons. »

« Dans l’eau, on jurerait ressentir l’angoisse », ajoute la pèlerine Belinda Wilson de la Division de l’Ontario.

Charles Leguerrier s’essuie les larmes après avoir déposé une couronne avec Sam Newman au monument en bordure de route en l’honneur d’Andrew Mynarski, VC. [Photo : Sharon Adams]

Charles Leguerrier s’essuie les larmes après avoir déposé une couronne avec Sam Newman au monument en bordure de route en l’honneur d’Andrew Mynarski, VC.
Photo : Sharon Adams

Ce sont les premières larmes du pèlerinage de deux semaines effectué aux champs de bataille, aux monuments et aux musées et cimetières de France, de Belgique et des Pays-Bas, qui servent à signaler le courage et les sacrifices des Canadiens aux deux guerres mondiales. Le vice-président national et chef de la délégation, Dave Flannigan, et son épouse Vera sont accompagnés par Goheen, directeur d’une école de Port Coquitlam (C.-B.), les pèlerins des divisions Dreichel, Shaun Francis d’Aldergrove (C.-B.), Wilson de Fenelon Falls (Ont.), MacDonald de Souris, Lane Gray de Quill Lake (Sask.), Tom Irvine de Montréal, Kathleen Kennedy de Stellarton (N.-É.) et son mari Don, Linda Kohut de Winnipeg, Selby Luffman de Mount Pearl (T.-N.) et son épouse Helen, ainsi que John Ladouceur de Haneytown (N.-B.) et son épouse Helen. Les pèlerins qui ont payé leurs propres frais sont Allan Hodgson de Nipawin (Sask.), les Albertains James Baldwin de Calgary et Rita Hill de Vulcan, les Ontariens Charles Leguerrier de Fonthill, Sam Newman de London et Betty et Percy Price d’Ottawa, et le Terre-Neuvien Ed Fewer de Grand Falls-Windsor.

La dernière partie de ce pèlerinage qui a eu lieu du 6 au 20 juillet a surtout concerné des endroits de la Grande Guerre : Passchendaele, Beaumont-Hamel et la Somme. La ferme Essex, où le lieutenant-colonel John McCrae a composé In Flanders Fields, et le cimetière communal de Wimereux où git ce soldat-poète font partie des endroits importants qu’on a visités, ainsi que la crête de Vimy, où les quatre divisions canadiennes ont combattu ensemble de manière cohésive pour la première fois. Il s’agissait d’une importante étape sur la voie de l’identité nationale, dit Goheen. Nombreux sont ceux qui, s’étant enrôlés en tant que Britanniques, ont terminé la guerre en tant que Canadiens.

Le voyage a commencé aux lieux de la Seconde Guerre mondiale : la place Juno et les villes et champs où les Canadiens se sont battus en 1944, Dieppe où a eu lieu le raid désastreux de 1942 et où ont perdu la vie 907 des quelque 5 000 Canadiens qui y prenaient part, et le canal Leopold, lieu de combats frénétiques lors de la bataille de l’Escaut.

Sam Newman et le vice-président national de la Légion, Dave Flannigan, au salut au cimetière de Tyne Cot. [Photo : Sharon Adams]

Sam Newman et le vice-président national de la Légion, Dave Flannigan, au salut au cimetière de Tyne Cot.
Photo : Sharon Adams

Aujourd’hui, de la plage Juno à Caen, il y a une demi-heure de voiture, mais en 1944, les alliés ont dû se battre pendant plus d’un mois pour faire le même trajet. Le monu­ment qui sert à honorer la 9e Brigade canadienne à Hell’s Corner (coin infernal, NDT), près de Villons-les-Buissons, en France, a été baptisé ainsi à cause de leurs combats féroces avec la fanatique 12e division de panzers de la jeunesse hitlérienne. Goheen nous parle du simple soldat Lorne Brown des North Nova Scotia Highlanders, qui a reçu huit coups de baïonnette alors qu’il avait déjà été blessé, le premier des plus de 150 Canadiens assassinés pendant les premières semaines de la bataille de Normandie. L’état d’esprit des pèlerins est sombre à l’abbaye d’Ardenne où 20 prisonniers canadiens ont été tués par des coups ou des balles dans la tête les 7, 8 et 17 juin.

« J’ai ressenti tellement de tristesse là-bas, tellement de mal, tellement de douleur », dit Wilson. Il n’y a pas de pèle­rin qui ne soit affecté par le jardin froid, humide et sombre, où les oiseaux ne chantent même pas pendant les deux minutes de silence. L’ambiance est encore à la déprime au château d’Audrieu où les pèlerins déposent une couronne dans les bois en mémoire des 26 Canadiens qui y ont été exécutés. L’instituteur James Baldwin ajoute le message qu’a composé un écolier de 4e année dans le cadre d’un projet commémoratif. « Il s’agit d’un projet à trois volets : ils écrivent un message, on le dépose en commémoration, et quelqu’un d’autre qui passe par là le lit. » Il est particulièrement satisfaisant de le déposer ici, dit-il, dans cet endroit isolé, si facile à négliger comme lieu de commémoration.

Les indications que la guerre est passée par là se perçoivent dans les vieux édifices aux briques trouées par des balles ou dont l’aspect indique que des trous d’obus y ont été colmatés. Il n’est pas rare de trouver des munitions non éclatées déposées près d’un monument pour le ramassage; il y en a même de la Première Guerre mondiale. Il suffit de quelques minutes autour du cimetière d’un champ de bataille pour en trouver. Les pèlerins de la Légion ramassent ardemment ces souvenirs pour les présentations qu’ils ont promis de faire à leur retour.

Tout au long du voyage, chaque pèlerin fait une présentation à côté de la tombe d’un soldat de la Première Guerre mondiale. Gray nous présente Alex Decoteau qui a fixé un record national à la course de cinq kilomètres aux Olympiques de 1912 et qui a été le premier policier autochtone d’Edmonton. Il a été tué à Passchendaele en 1917, et son nom perdure dans des temples de la renommée des sports et dans une course sur route de cinq kilomètres. La plupart des présentations concernent des soldats reconnus principalement pour avoir simplement fait leur devoir. Le simple soldat William Dodds en était un, dont le nom est écrit sur une pierre tombale du cimetière de Tyne Cot, sur des cénotaphes de Glenboro, au Manitoba, où il a été fer­­­mier, et à Wroxeter, en Ontario, où il a grandi, ainsi qu’à « un endroit qu’il ne se serait jamais imaginé : en ligne », dans des sites comme celui du Canadian Great War Project, fait remarquer la pèlerine manitobaine Linda Kohut.

La figure endeuillée de la Mère Canada se dresse au-dessus de Belinda Wilson, de Tom MacDonald et de Tom Irvine qui récupèrent leur drapeau au monument de Vimy. [Photo : Sharon Adams]

La figure endeuillée de la Mère Canada se dresse au-dessus de Belinda Wilson, de Tom MacDonald et de Tom Irvine qui récupèrent leur drapeau au monument de Vimy.
Photo : Sharon Adams

Les pèlerins ont aussi cherché des noms de soldat sur les pierres tombales et sur les monuments, et ils sont allés voir des champs de bataille au nom de leurs proches. Gray trouve la tombe du caporal suppléant Alvin Milton Rustad de Rose Valley, en Saskatchewan, pour le neveu de Rustad, au cimetière militaire canadien de Beny-sur-Mer, en Normandie. Il a trouvé la mort au jour J, son char d’assaut amphibie ayant coulé avant d’atteindre la terre ferme. Gray a déposé sur la tombe une croix faite par ses élèves. Là-bas aussi, Hodgson a trouvé la pierre tombale de son oncle Harry Anderson qui, comme Brown, a été tué le 9 juin 1944 alors qu’il aurait dû être fait prisonnier. « Il a probablement la famille la plus nombreuse de tous ceux qui sont ici, mais personne n’était encore venu voir sa tombe. » Par la suite, au monument commémoratif du Canada à Vimy, Hodgson trouve le nom de son grand-oncle, Arthur Hodgson qui est allé à la guerre avec ses trois frères et qui est le seul à ne pas en être revenu. Victor et Jack ont vécu « jusqu’à un âge avancé », mais Billy est mort des suites du gaz de combat.

L’oncle de Kennedy, Victor Bouchie, a subi un autre sort : il est mort à 23 ans, en 1944, alors qu’il démontrait la manière de désarmer une grenade. Il a été enterré au cimetière militaire de Brookwood, en Angleterre. « C’était le premier enfant de ma grand-mère. Elle n’a pas eu l’occasion de lui dire au revoir quand il est parti en guerre. » Quelques semaines avant de mourir, alors qu’elle avait 92 ans, la grand-mère de Kennedy lui a montré les pièces de monnaie que Victor avait envoyées à sa mère après s’être vidé les poches. « On ne se remet jamais de la perte d’un enfant, nous explique Kennedy. Elle n’avait pas de lieu de repos à visiter, alors elle n’a jamais pu tourner la page. »

Quant à la famille de Flannigan, elle a pu tourner la page grâce à des visites à la tombe du grand-oncle qui portait le même nom que lui et qui était un des premiers 500 membres du Newfoundland Regiment. Il avait été fait prisonnier en 1916, quand il avait 20 ans, et il a été enterré en Belgique, au cimetière communal de Tournai. « J’ai feuilleté le livre : sa tombe est la seule sur laquelle personne ne s’était jamais recueilli; ça m’a vraiment bouleversé, dit Flannigan. Il a finalement été visité, deux fois. » On pense qu’une vingtaine de prisonniers morts en même temps que lui « à la suite d’une blessure causée par une seule balle », le 4 mai 1918, ont été assassinés.

Les pèlerins de 2013 ont pris part à 11 services commémoratifs protocolaires, dont un à la porte de Menin d’Ypres, où la circulation s’arrête tous les jours à 20 h pour une cérémonie où est jouée la dernière sonnerie, et un au monument de Vimy, où on leur a donné la médaille du pèlerinage de Vimy.

Près du canal Leopold, à Eede, le résidant Erik Buzeign assiste à la cérémonie de la Légion et dépose son coquelicot en souvenir de son père qui, quand il était ado, en Belgique, a donné un coup de main pour transporter les cadavres au cimetière militaire canadien d’Adegem. Le fermier français de 73 ans Guy Frimout est arrivé par hasard près de Saint-Martin de Fontenay quand les pèlerins se trouvaient près de la plaque commémorative créée en l’honneur des Fusiliers du Mont-Royal qui se sont battus pour prendre les fermes Troteval et Beauvoir. Frimout se souvient de ces combats, lesquels ont eu lieu quand il avait quatre ans. Sa mère, qui a maintenant 90 ans, a donné à manger aux soldats. « J’ai le cœur gonflé, dit Frimout pour excuser ses larmes. Cela a tant de signification pour moi. »

Guy Frimout, fermier français, montre des trous de balle. [Photo : Sharon Adams]

Guy Frimout, fermier français, montre des trous de balle.
Photo : Sharon Adams

Hervé Hoffer, propriétaire de la Canada House, montre le monument qu’il a bâti, à la plage Juno, en l’honneur des Queen’s Own Rifles dont les pertes au jour J se sont éle­vées à plus de 100 morts et blessés; près d’Authie, Daniel et Denise Collet, des Amis du

Canada, offrent une réception et racontent des histoires sur la guerre; pendant une courte pause à Tailleville, le maire et son épouse arrivent à l’improviste avec un album de photos; un homme qui promenait son chien à Pourville, près de Dieppe, dit à MacDonald que la mer était rouge le jour du raid. « Cette plage est la vôtre », dit-il. À Adegem, Gilbert Van Landschoot dit qu’il a construit le musée militaire Canada-Pologne pour remercier les libérateurs qui ont probablement sauvé son père de la Gestapo. Au musée du Mont Ormel, un homme de la région décrit d’une voix étranglée la bataille de la brèche de Falaise que les Allemands voulaient utiliser pour s’enfuir à tout prix, et que les Canadiens et les Polonais voulaient boucher coûte que coûte. La puanteur, dans la chaleur d’aout 1944, s’élevait jusqu’aux avions qui survolaient le champ de bataille, et il a fallu 20 ans, soit toute son enfance et sa jeunesse, pour le nettoyer.

Ces échanges entre les pèlerins et les citoyens de la place permettent aux visiteurs de se mettre à la place des soldats canadiens. « Il est important de rendre hommage, dit Luffman, et pas seulement aux gars à qui on a décerné la Croix de Victoria. » Luffman a servi pendant 42 ans dans les forces régulières, dans la réserve et dans le programme des cadets de l’Armée. Il ne peut retenir ses larmes au cimetière où ont été concentrés, en 1918, les restes des soldats qui avaient pris part aux batailles du canal du Nord. « Je pensais en savoir beaucoup, dit-il, mais je ne m’étais pas rendu compte de l’ampleur, du nombre de Canadiens morts au combat ici. » Presque 67 000 soldats canadiens sont morts à la Première Guerre mondiale. « On voit la feuille d’érable partout dans les cimetières comme celui-ci. J’en suis très ému… »

Irvine a passé 23 ans dans le Black Watch, dont une affectation en Égypte comme partie d’une Force d’urgence des Nations Unies. Il a lui aussi été saisi par l’émotion, surtout à la crête de Verrières, où la plus grande partie du régiment Black Watch a été supprimée en 1944. « Je suis en train de marcher où ils ont porté leurs pas. » Il passe la main sur la pierre tombale du major Frederick Philip Griffin. Ce dernier, obligé d’assumer le commandement à l’âge de 26 ans après que ses commandants avaient tous été tués ou blessés, avait reçu l’ordre de prendre la crête d’assaut. Sans être soutenu par les chars d’assaut, il a mené stoïquement 300 hommes à découvert sous le feu de l’ennemi; 60 ont atteint le sommet, mais 15 seulement ont survécu; le corps de Griffin a été trouvé en haut de la côte.

Le touriste des champs de bataille et ancien combattant Dick Sheppard de Guildford, en Angleterre, s’arrête pour féliciter les pèlerins d’organiser une cérémonie de la Légion au cimetière de Tyne Cot. « Nous, les gars, on pleure pas souvent, mais je sens que ça risque de m’arriver », dit-il. Irvine répond sans aucune gêne : « Oh, on a pleuré pendant ce voyage-ci. On a beaucoup pleuré. »

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