Le son des cornemuses planant au-dessus de la plage caillouteuse, les réservistes de l’Essex and Kent Scottish Regiment, dans tous leurs atours, commencent à défiler au bord de l’eau, retraçant le chemin des ancêtres régimentaires qui se sont lancé à l’attaque calamiteuse de Dieppe il y a 64 ans. D’abord, le cornemuseur-major, ensuite l’orchestre et, finalement, les troupes en kilt, arrivent en haut de la place à pic, apparaissant lentement aux yeux de la foule assemblée dans l’esplanade.
Les soldats continuent à travers cette zone qui autrefois était si meurtrière, du nom de code de Plage rouge, et viennent se mettre au garde-à-vous à quelques mètres à peine d’un nouveau monument qui va être dédié aux hommes de leur régiment. Quelques instants après, un Spitfire semble émerger de la Manche, à quelques mètres à peine, dirait-on, derrière les troupes; il s’élance vers le ciel au-dessus de la foule et puis se dirige vers l’intérieur des terres, au-dessus de la ville portuaire de France. À ce moment-là, on dirait que la Plage rouge a été récupérée, et le sentiment de tragédie et de perte qu’on associe si souvent aux plages de Dieppe est éclipsé par l’admiration et la fierté du courage et du dévouement envers le devoir que les hommes de l’Essex Scottish ont démontré le 19 août 1942.
Le 19 août 2006, cette récupération symbolique d’un bout de plage à Dieppe est le début d’une cérémonie émouvante, par moments purgatrice, pour dévoiler et dédier un monument commémorant les sacrifices faits par les membres de l’Essex Scottish durant la Seconde Guerre mondiale. Le régiment, qui a été formé dans la région de Windsor, dans le Sud ontarien, est une des premières unités canadiennes qui ont été envoyées au combat car elle a participé au raid malheureux. Ce jour-là, en 1942, le régiment a été annihilé. Sur les 553 officiers et membres des autres rangs de l’unité qui ont participé au raid, seuls trois officiers et 49 soldats sont retournés en Angleterre.
Sur les 4 963 Canadiens qui ont pris part au raid, 913 ont perdu la vie et 1 946 ont été faits prisonniers. En plus de l’Essex Scottish, la participation canadienne comprenait le Calgary Regt., les Cameron Highlanders of Canada, les Fusiliers Mont-Royal, la Royal Hamilton Light Infantry, le Royal Regt. of Canada, le South Saskatchewan Regt., le Royal Highland Regt. of Canada et le Toronto Scottish Regt.
Bien que l’Essex Scottish Regt. ait été reconstitué rapidement et qu’il ait participé aux combats acharnés en Europe du Nord-Ouest en 1944 et 1945, le raid est toujours un des événements les plus significatifs de la vie du régiment, et il continue d’affecter les gens des collectivités qui entourent Windsor aujourd’hui.
Il est donc approprié que le nouveau monument de l’Essex Scottish soit situé sur la Plage rouge et que la plus grande partie des fonds utilisés pour sa construction proviennent des comtés d’Essex et Kent. Le projet du Mémorial de Dieppe, comme on l’appelle, était un travail fait avec amour pour ces collectivités et il a vite été développé en un plan ambitieux qui a abouti à bien plus que de simples construction, installation et dédicace d’un nouveau monument.
Avec le concours d’Anciens combattants Canada, le ministère de la Défense nationale et la ville de Dieppe, les citoyens et entreprises locales de Windsor et des collectivités avoisinantes ont ramassé suffisamment de fonds pour permettre à plusieurs anciens combattants de se rendre à Dieppe à l’occasion du dévoilement et pour faire un voyage de 12 jours qui servait à retracer les moments clés de l’histoire du régiment.
Au fur et à mesure que le projet grandissait, le nombre de Windsorois qui se sentaient forcés de s’engager à ce qu’on devrait appeler de façon plus appropriée un pèlerinage grandissait aussi. Quand le groupe, dépassant les 100 personnes, a quitté Windsor, le 9 août, il était formé d’anciens combattants ainsi que de veuves, de frères, de soeurs, d’enfants, de petits-enfants et d’amis d’anciens combattants, et il y avait aussi un contingent de membres actifs de l’Essex and Kent Scottish. Le voyage, dirigé par Julian Whippy et Clive Harris de Battle Honours Limited, culminait dans une étape de deux jours à Dieppe qui comprenait une visite au champ de bataille, une cérémonie en soirée au cimetière militaire canadien de Dieppe, où la majorité des Canadiens tués durant le raid sont ensevelis, et la cérémonie de dévoilement du monument.
Le projet du Mémorial de Dieppe était essentiellement la tentative d’une collectivité d’apprendre à accepter les pertes dont elle a souffert à Dieppe durant la guerre. Chaque membre du groupe est relié émotionnellement au régiment et à Dieppe. Bien que dévastatrices, leurs histoires expliquent pourquoi le pèlerinage et le monument sont aussi importants aux gens des comtés d’Essex et Kent. De plus, ces histoires sont typiques des sacrifices faits par toutes les collectivités canadiennes durant la Seconde Guerre mondiale.
Quand on marche le long de la côte en un beau jour ensoleillé, il est difficile de s’imaginer Dieppe il y a 64 ans. Pourtant, lors de la visite du champ de bataille, on essaie de voir la Plage rouge comme l’ont vue les membres de l’Essex Scottish quand ils ont atterri. Au bord de l’eau, en regardant en haut vers la ville, du point de vue d’un soldat attaquant, les belles falaises et plages deviennent soudainement sinistres. Même les particuliers les moins militaires qui soient s’aperçoivent que, du point de vue de la topographie, ce n’est pas un endroit qui favorise l’attaquant. En 1942, les Allemands étaient extrêmement bien préparés à concentrer fortement leur feu sur toute force qui se risquerait à envahir. Gardant ça à l’esprit, on essaie de s’imaginer comment cela aurait pu être et comment quelqu’un aurait pu trouver le courage de sauter d’un engin de débarquement pour courir sur les pierres glissantes pendant que le feu des mitrailleuses, des mortiers et de l’artillerie explosait tout autour de soi. Pour ceux qui n’y étaient pas, c’est presque impossible de le comprendre; pour les hommes qui y étaient, il est clair que c’est impossible de l’oublier.
James McArthur avait 19 ans quand il a prit part au raid. Il se souvient qu’ils avaient été “bien entraînés et qu’ils étaient sûrs de la victoire”, alors au début il n’y avait guère de peur. D’une façon semblable, Maurice Snook, qui était alors sergent-major, se souvient qu’il n’était pas particulièrement effrayé en s’approchant de Dieppe parce que “nous avions un travail à faire”. Il se souvient que le feu traceur en l’air était vraiment beau à voir, et il ajoute en souriant “nous avons vite appris à garder la tête basse”. Snook dit que ce n’est qu’après avoir atterri qu’il a commencé à ressentir la peur. “Nous ne pouvions rien faire avec ce qu’on avait. Il fallait courir jusqu’au mur.”
La reddition a eu lieu à 13 h, après des heures passées derrière la digue. Snook se souvient que sur les 120 hommes de sa compagnie, il y a eu 28 morts et 38 blessés. Pour Snook, voir huit de ses hommes atteints presque directement par un obus alors qu’ils essayaient de s’abriter dans un cratère sur la plage est un souvenir des plus traumatisants.
Pour ceux qui ont fait l’expérience du raid, il y avait nombre de raisons d’y retourner. Harold Scharfe est retourné pour se souvenir “de ceux qui ne sont jamais repartis […] des gens avec qui je suis allé à l’école”. En particulier, il est retourné se souvenir de son ami d’enfance Leo Trombley qui a atterri sur la plage avec lui ce jour-là, mais qui n’est jamais retourné chez lui. Scharfe dit qu’il pense au raid tous les jours et, à cause de ça, il croit que “chaque jour est une gracieuseté”. C’est la huitième fois qu’Ian MacDonald, qui avait 19 ans lors du raid, revient à Dieppe. “Je suis heureux de revenir”, dit-il, remarquant que c’est important d’aller voir ses vieux amis. Ben Brinkworth, un Américain qui s’est engagé dans l’Essex Scottish deux jours après que le Canada ait déclaré la guerre, y retourne pour la quatrième et dernière fois, dans un effort, dit-il, d’arriver à une conclusion sur le moment déterminant de sa vie.
Pour McArthur, ce pèlerinage est la première fois depuis le raid qu’il revient à Dieppe. Il dit que revenir à cet endroit est très traumatisant, et bien qu’il ait eu de la difficulté à laisser la femme qui est son épouse depuis 60 ans pour une longue durée, il s’est toujours demandé ce qui était arrivé à ses amis. “C’est très important pour moi de savoir qu’ils sont en paix.”
Le raid a aussi été traumatisant pour les amis et la famille des hommes qui sont restés derrière. Joan Tanner de Surrey (Angleterre) est venue honorer son premier mari, Lorne Alden Lauzon de Windsor. Lauzon, un brancardier de l’Essex Scottish, a été tué sur la plage durant le raid. Vu les circonstances de sa mort, les restes de Lauzon n’ont pas été recouvrés, alors il n’a pas été enterré au cimetière militaire canadien de Dieppe avec les autres hommes de son régiment. À la place, son nom est gravé dans un monument au cimetière militaire de Brookwood en Angleterre. Tanner était particulièrement heureuse de découvrir que Lauzon est commémoré dans une exposition au musée de Dieppe où sont inscrits les noms de ceux qui ont été tués. C’est important pour elle qu’il soit commémoré ici, et elle dit que durant ce voyage, tout comme lors de sa visite passée à Dieppe, elle a ressenti que “ceci est pour toi Lorne”.
Le frère de Liliane Parker, James William Scott, a aussi servi dans l’Essex Scottish. Il a été blessé à Dieppe et a été emprisonné jusqu’en janvier 1945. Après la guerre, Scott est resté extrêmement fier de son régiment et, jusqu’à son décès, peu de temps avant le voyage, il a fait partie du comité qui a organisé le projet du monument. L’uniforme de Scott a été donné au Centre de la plage Juno, en Normandie, et Parker, qui est venue à sa place, dit qu’elle a été très émue quand elle l’a vu. “Quand j’ai vu l’uniforme exposé, j’ai vu mon petit frère comme il était quand il était jeune.” Elle est heureuse que le monument et l’uniforme servent de dernier hommage à son frère et au régiment qu’il aimait.
Les plages de Dieppe sont fascinantes aussi pour les descendants des anciens combattants. Shirley Taylor est venue à Dieppe parce qu’elle désirait “ressentir” ce que son père, James Taylor a vécu. En ce jour-là, dit-elle, son père était sans-filiste. Quand il a quitté l’engin de débarquement, c’est l’autre homme, un sans-filiste aussi, qui portait la radio. Il a été tué et la radio endommagée. Son père est allé s’abriter en sécurité relative derrière la digue, et il ne s’est jamais senti aussi impuissant que lorsqu’il a vu la vague suivante d’engins arriver et qu’il ne pouvait pas leur dire de ne pas venir.
Philippe Gratton, un simple soldat de 18 ans de l’Essex and Kent Scottish qui va entrer dans le Programme de formation des officiers des forces régulières en automne, est honoré d’accompagner son grand-père James McArthur. Gratton dit qu’il n’a pas vraiment compris ce que son grand-père a enduré avant d’aller à la Plage rouge. McArthur, quant à lui, dit qu’il n’aurait pas pu venir sans son petit-fils, dont il est si fier.
En 1992, le régiment a installé un monument en l’honneur de l’Essex Scottish sur la digue. En 2002, toutefois, le temps et l’embrun avaient exercé leurs ravages. Le lieutenant-colonel Phil Berthiaume et le colonel honoraire W.R. Martin décidèrent qu’il faudrait un nouveau monument qui durerait plus longtemps. Le plus grand nombre des organisateurs pensaient que la vieille plaque devrait être déplacée au cimetière militaire local avoisinant où nombre de membres de l’Essex Scottish ont été enterrés. La plaque n’a pas pu être installée à l’intérieur du cimetière à cause des règlements de la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth, mais avec l’aide de la ville de Dieppe elle a été placée tout juste à l’extérieur des portes du cimetière. Le 18 août 2006, les membres du pèlerinage de Dieppe s’assemblent pour la bénédiction, par l’aumônier régimentaire Kim Gilliland, de la plaque qui a essentiellement été le catalyseur du projet de commémoration.
La visite au cimetière permet aussi aux participants d’aller voir les endroits où gisent les nombreux proches qui ne sont pas retournés chez eux. Alors que les anciens champs de bataille offrent un aperçu des horreurs de la guerre, les cimetières illustrent clairement le prix terrible que le Canada a payé pour la victoire. Le nombre de pierres tombales est bouleversant et les épitaphes sont des rappels des gens qui sont morts. Les inscriptions évoquent des images de mères et de pères qui se lamentent d’avoir perdu un fils, de soeurs et de frères à qui manque un cher frère, d’épouses qui pleurent leur mari, et d’enfants qui grandissent sans leur père.
Pour les familles laissées derrière, le fait que l’être cher est enterré parmi les amis avec qui il a servi est un petit réconfort. Bien que le premier époux de Liliane Parker n’ait pas participé au raid, la visite au cimetière lui permet de lui rendre hommage. Le lieutenant d’aviation Joseph Ovila Peltier de Windsor a été tué le 31 juillet 1944. Ses restes ont d’abord été ensevelis dans un cimetière américain. Toutefois, en 1946, Parker a appris la nouvelle qu’ils avaient été apportés au cimetière militaire canadien de Dieppe. Parker dit que cela lui a fait grandement plaisir parce que cela signifiait que Peltier gisait auprès des “gars de chez nous”, tous les amis qu’il avait et avec qui il avait fait ses classes.
Pour le cadet de 17 ans Mike Leblanc, qui a été choisi spécialement pour participer au voyage, les cimetières sont bouleversants. En voyant le cimetière de la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth à Ypres, il dit “j’en suis resté muet”. Néanmoins, Leblanc pense qu’il doit aux hommes de les visiter et de raconter ce qu’il a vu. Vu que les hommes qui en ont été témoins nous quittent, il pense que c’est à lui de d’assurer cette succession pour s’assurer qu’on continue de s’en souvenir.
La plupart, toutefois, étaient trop accablés pour pouvoir parler de leur expérience dans les cimetières, surtout les anciens combattants. Néanmoins, leurs actes exprimaient clairement leurs émotions : des larmes, une marche vive jusqu’à la tombe d’un ami particulier ou une main placée sur une pierre tombale avec amour. Dans une scène particulièrement poignante, un ancien combattant passe quelques minutes accroupi devant la tombe d’un ami. Et bien que, vu son âge, cette position est plutôt difficile pour lui, il prend le temps de réarranger et replacer un drapeau régimentaire jusqu’à ce qu’il soit satisfait qu’il est juste comme il faut.
Au cimetière, on est accablé par des sentiments de tristesse et de perte. Quand la foule s’assemble sur la Plage rouge pour la cérémonie du dévoilement du monument, toutefois, l’humeur est sombre. Néanmoins, il y a aussi un sentiment sous-jacent de fierté et d’accomplissement. Les membres du voyage ont persévéré tout au long d’un pèlerinage énormément émotionnel. Il semble y avoir une meilleure compréhension et peut-être une nouvelle fierté, des hommes de l’Essex Scottish et de ce qu’ils ont accompli à la Seconde Guerre mondiale. Il semble aussi y avoir une grande fierté dans le fait que le projet du monument a réussi à créer un hommage durable au régiment. En fait, ce sentiment d’accomplissement semble grandir au fur et à mesure que l’Essex and Kent Scottish fait sa marche symbolique sur la plage. C’est une image qui restera gravée dans bien des mémoires.
En tout, plus de 200 personnes participent à la cérémonie, mais l’invitée la plus honorée est indubitablement l’infirmière Agnès Marie Valois qui, après le raid, a soigné les soldats canadiens blessés. Son arrivée est une occasion de joie qui fait couler les larmes sur les joues d’au moins un ancien combattant. Nombre des vétérans de Dieppe avaient dit énormément de bien d’elle durant le voyage, et son arrivée est l’occasion d’une joyeuse réunion.
Le monument lui-même a été conçu par Rory O’Connor, une jeune étudiante en arts de Windsor. Les gens du voyage adorent simplement cette jeune femme et ils n’a raient pas pu être plus fiers de sa création. Les caractéristiques principales du monument, qui a été confectionné à Windsor, comprennent l’emblème régimentaire, la date du 19 août 1942 et le nom de code Plage rouge. La caractéristique qui sera peut-être la plus durable, c’est que tous les 19 août à 13 h, la lumière solaire va passer à travers une ouverture en forme de feuille d’érable et éclairer une autre feuille d’érable marquetée au sol. Cela marquera le moment exact de la reddition et de la fin du raid.
Pour une famille, la cérémonie elle-même apportait une conclusion. Donald et Harold Knight sont des frères qui ont débarqué à Dieppe. D’après Bryon et Bruce Knight, leur père Donald a été blessé durant le raid. Harold avait atteint un engin de débarquement et aurait pu retourner en Angleterre, mais à la place il est retourné auprès de son frère. Les deux ont été faits prisonniers et ont survécu à la guerre. Bien que leurs père et oncle soient morts depuis, Bryon et Bruce Knight et leur soeur Debbie Tetzlaff sont venus à Dieppe pour eux. Bryon, un sergent cornemuseur, et Bruce, un batteur de la Sun Parlour Pipe Band ont le privilège de mener les troupes lors de leur défilé sur la plage. Après la cérémonie, les frères, portant les insignes de casquette de leurs père et oncle, restent un moment tout seuls sur la plage pour jouer une chanson en leur honneur. D’après Bryon Knight, le voyage lui a apporté une “conclusion”. Il nous explique que son père disait toujours qu’il s’est battu à Dieppe pour que ses fils ne soient jamais obligés de le faire.
Farley Mowat a expliqué une fois qu’un régiment vit et respire grâce au sang et au souffle des hommes qui en font partie. Le projet du mémorial de Dieppe, toutefois, illustre qu’un régiment vit et respire aussi grâce au sang et au souffle des collectivités qui donnent leurs hommes et maintenant leurs femmes, à ce régiment. Pour les particuliers, le voyage est une occasion de se souvenir, de commémorer et peut-être d’obtenir une conclusion en ce qui concerne les tragédies personnelles. Pour la collectivité, toutefois, le projet représente les efforts d’une collectivité d’accepter les pertes qu’elle a souffertes un jour tragique de la Seconde Guerre mondiale.