Un système fissuré

Une litanie de plaintes concernant la manière dont Anciens combattants Canada traite les vétérans a conduit à une « révolte d’anciens combattants ». Une nouvelle direction à ACC pourra-t-elle inspirer un changement de culture, ou bien le système devrait-il être entièrement rebâti?

 

Sharon Adams et Adam Day  |  Photographie de Louie Palu

 

La cicatrice le long de la raie des cheveux de l’ancien caporal Bruce Moncur est à peine visible, mais la blessure qui en est la cause lui a couté 5 % du cerveau; et changé sa vie à jamais. [LOUIE PALU]

La cicatrice le long de la raie des cheveux de l’ancien caporal Bruce Moncur est à peine visible, mais la blessure qui en est la cause lui a couté 5 % du cerveau; et changé sa vie à jamais.
LOUIE PALU

« Je sais ce que c’est que de sentir le vent dans le cerveau », dit l’ancien caporal des Forces armées canadiennes (FAC) Bruce Moncur.

Il faisait partie, le 4 septembre 2006, du contingent canadien de l’opération Medusa qui devait chasser les talibans du district de Panjwaye, en Afghanistan, à 40 kilomètres à l’ouest de Kandahar. Il déjeunait avec un copain – haricots froids et saucisses fumées – lorsque deux A-10 Thunderbolt, des avions à réaction améri-cains, ont fait feu par erreur sur le peloton canadien. Le soldat Mark Anthony Graham a été tué. Moncur, qui avait alors 22 ans, est l’un des 30 qui ont été blessés, touché à la tête par une balle explosive perforante de 30 mm.

« Je me souviens d’avoir été catapulté […] d’avoir senti une espèce d’électrocution. » Il a perdu connaissance. Quand il est revenu à lui, son bras droit ballotait par terre comme un poisson. Il a vérifié ses bras et ses jambes et s’est senti soulagé en constatant qu’il les avait encore. Puis il a senti le sang couler sur son visage. « J’ai paniqué. Je le laissais couler dans mes mains. Quand mes mains étaient pleines, je le laissais tomber. » Il se savait dans un sale pétrin.

Incapable de lever la tête, Moncur a rampé jusqu’à un ami. « Il s’est détourné et je l’ai entendu chuchoter “Mon Dieu. Comment traite-t-on un cerveau découvert?” Je me souviens d’avoir pensé : “C’en est fait de moi”. Je me suis mis à envoyer des messages, des messages télépathiques, “je vous aime” […] à prier que de quelque façon, d’une manière ou d’une autre, ces messages iraient jusqu’à chez moi,” » à Windsor, en Ontario, à sa tante qui l’a élevé, et à son frère. « Et puis j’ai abandonné, et je me suis dit : “Je vais me contenter de mourir en paix au sommet de cette montagne afghane”. »

Mais Moncur n’est pas mort. Il a été transporté à Kandahar, où il a subi sa première opération au cerveau, et il a commencé sa plongée dans les abysses de la douleur. « Je sentais le battement de mon cœur dans le cerveau, et chaque battement – il y en a, genre, 60 à la minute – était absolument atroce, stupéfiant », une agonie que même la morphine n’arrivait pas souvent à vaincre.

Lorsque, de retour au Canada, Moncur a quitté son lit d’hôpital pour commencer la rééducation, plus de 5 % de son cerveau avait été supprimé. « Quand je regardais des documents anglais, […] ça aurait tout aussi bien pu être du chinois. Je n’arrivais pas à bien articuler. Il me fallait un ambulateur. C’était vraiment effrayant. » Il ne savait pas s’il ne serait jamais en mesure de vivre de façon autonome.

Neuf mois de thérapie intensive ont aidé Moncur à retrouver la capacité de parler, de marcher, de lire. Des années après l’évènement, on lui a diagnostiqué un trouble de stress posttraumatique, et il reçoit une indemnité d’invalidité.

Neuf ans après, il y a encore un morceau de métal de la taille d’un bouchon de bouteille d’eau enfoui dans son cerveau trop profondément pour qu’on puisse le lui enlever sans risque. Il a de gros maux de tête, des dizaines par année. La perte de mémoire à court terme et à long terme le maintient dans un état de confusion constant : rendez-vous manqués, noms oubliés, retards, linge oublié dans la machine à laver jusqu’à ce qu’il se mette à puer. Les symptômes liés à sa blessure à la tête provoquent en lui la frustration et la colère, ce qui déclenche son TSPT.

Et puis il y a la fatigue. Deux heures de concentration lui donnent le sentiment qu’il a couru un marathon, et il lui faut des heures de repos pour récupérer.

En 2008, Anciens combattants Canada (ACC) a évalué le handicap de Moncur à 10 % pour sa blessure à la tête et lui a envoyé un chèque de 22 000 $.

« C’était une vraie gifle, dit-il. On m’a seulement donné un chèque; sans explication. J’en suis arrivé à la conclusion ahurissante que 5 % du cerveau d’un soldat ne vaut pas plus de 22 000 $. »

La Table des invalidités d’ACC, que Moncur appelle la « table des viandes », comporte des évaluations liées à la perte des yeux, des oreilles, des bras, des avant-bras, des jambes, mais pas à celle d’une partie du cerveau.

La bataille de Moncur concernant cette évaluation a duré neuf ans. Elle s’est terminée à la mi-janvier, environ deux semaines après que le vétéran de l’aviation O’Toole, député fédéral de Durham, en Ontario, a remplacé un Julian Fantino aux abois au poste de ministre des Anciens combattants. Entre l’indemnité pour TSPT de 134 000 $ et d’autres pour blessure à la tête, Moncur a maintenant reçu 100 % de l’indemnité d’invalidité possible en vertu de la Nouvelle Charte des anciens combattants (NCAC). Souvent appelé paiement forfaitaire, c’est un versement unique non imposable en reconnaissance de souffrances et douleur, dont le maximum est fixé à 306 698 $ cette année. Moncur est un des anciens combattants qui ne croient pas que le règlement soudain de leurs griefs, immédiatement après la nomination de O’Toole, est une coïncidence.

Ces anciens combattants ont également accueilli une série d’annonces édulcorant les avantages de la NCAC comme étant une manœuvre politique programmée pour les acheter, ou pour les faire taire, un manège qui a eu lieu non pas parce que les anciens combattants étaient en difficulté, mais parce que les politiciens le sont.

Cette année d’élections arrive après un nadir dans les relations entre ACC et les hommes et femmes qu’il sert. La foi dans le parti conservateur fédéral, parti traditionnellement pro-militaire, a également été ébranlée. On ne peut pas compter sur les anciens combattants ni les militaires en service – et leurs partisans – pour qu’ils votent en bloc.

Les anciens combattants bruyants et de mauvaise humeur, et certains des employés d’ACC, font campagne pour le changement. Une demi-douzaine d’anciens combattants qui se font appeler la Equitas Disabled Soldiers Funding Society (société de financement des soldats invalides Equitas, NDT), ont intenté un recours collectif à l’encontre du gouvernement fédéral (mis en veilleuse au moment où nous mettons sous presse en attendant le résultat de discussions) alléguant que les anciens combattants pris en charge par la Loi sur les pensions sont mieux traités que ceux qui sont pris en charge par la NCAC. D’anciens combattants mécontents se sont lancés dans ce qu’ils appellent la campagne électorale ABC : Anything But Conservative (n’importe quoi sauf conservateur, NDT). Le Syndicat des employés d’Anciens combattants Canada s’efforce de transférer les votes aux autres partis dans quelques dizaines de circonscriptions où la marge était mince lors des dernières élections fédérales.

Ce ne sera pas facile du tout de s’attacher à nouveau le respect des anciens combattants qui se sentent trahis par le système destiné à les servir.

O’Toole estime qu’il a bien commencé grâce au projet de loi C-58, la Loi sur le soutien aux vétérans et à leurs familles, qui apaise les plus vives inquiétudes des anciens combattants et de leurs défenseurs en ce qui concerne la NCAC, bien que peut-être pas toujours autant qu’on le voudrait. Il dit qu’il réforme les pratiques en coopérant avec les Forces canadiennes pour aplanir la transition de la vie militaire à la vie d’ancien combattant et en visant l’amélioration continue des programmes et des services. O’Toole promet de rendre le ministère « axé sur l’ancien combattant ».

« Tous les gens en service à mon ministère ont reçu la directive de penser à l’ancien combattant et à sa famille dans tout ce qu’ils font, qu’ils élaborent une politique, qu’ils se penchent sur un programme […] ou qu’ils écrivent une lettre à un ancien combattant », dit O’Toole. Être axé sur l’ancien combattant « montre que nous nous préoccupons réellement de son mieux-être. Il ne doit pas s’agir d’un labyrinthe bureaucratique qu’on doit suivre pour obtenir des avantages. »

Il est indéniable qu’ACC a servi à améliorer la vie de centaines de milliers d’anciens combattants et de familles d’anciens combattants. Et les anciens combattants, même les plus mécontents, louent le travail formidable et le dévouement du personnel de première ligne. Le ministère sert maintenant plus de 200 000 anciens militaires et membres de la GRC, et leurs familles, et 90 % de son budget de 3,5 milliards de dollars sert à financer les services et les prestations. Des milliers de plus obtiendront de l’aide grâce au projet de loi C-58 qui doit enchâsser dans la loi plusieurs modifications annoncées récemment.

Mais certains anciens combattants qui en ont assez croient que le polissage récent de la politique n’est que balivernes. Les ministres vont et viennent, les politiques changent, mais les fonctionnaires ne dévient pas. Ils sont en colère parce qu’il a fallu l’attention des médias ou une élection pour régler
certains cas, et parce que ces correctifs individuels ne résolvent pas le problème pour ceux qui refusent de faire autant de tapage, ou qui ne le peuvent pas.

Ces anciens combattants mécontents ne croient pas que les changements récents corrigent ce qui va vraiment mal au ministère : le système est antagoniste et les processus de demande et d’appels douteux accablent même les anciens combattants qui ont le plus besoin d’aide et qui sont le moins en mesure de répondre tout seuls à ses exigences complexes.

Ils croient que le système servant à prendre soin des guerriers blessés du Canada est fissuré, peut-être cassé, et ils en attribuent la responsabilité au premier ministre Steven Harper.

Racines adversatives 

La NCAC a été créée par un gouvernement libéral, et elle était appuyée par tous les partis avant de devenir loi en 2006. Mais c’est sous le gouvernement conservateur que les écarts sont devenus évidents et c’est ce gouvernement qui a trainé les pieds, ne faisant de modifications que deux fois pendant les derniers dix ans malgré les assurances que la loi serait actualisée selon les besoins. Pendant que le ministre Greg Thompson, nommé par Harper, était en fonction, il y a eu atteinte à la vie privée d’anciens combattants, et il y en a parmi ces derniers qui ont été discrédités lorsqu’ils s’opposaient à la politique du gouvernement. Et puis Harper a nommé quelqu’un d’autre, Fantino, dont le style allait tellement mal au portefeuille qu’il a purement et simplement exaspéré les anciens combattants. En outre, il est clair que les conservateurs ont pour stratégie d’exploiter politiquement les questions d’anciens combattants pendant les mois qui mènent aux élections fédérales.

En 2012, Harper a pris la parole au Forum économique mondial, à Davos, en Suisse, pour expliquer comment le Canada avait surpassé les pays les plus industrialisés au cours de la récente crise financière, non pas en créant des programmes et des postes de bureau permanents au gouvernement, mais au moyen d’une stimulation économique « ciblée et temporaire », d’investissements dans l’infrastructure et de formation et de soutien aux personnes ayant perdu leur emploi.

Est-ce une coïncidence, a-t-il demandé, si la crise financière démasque non seulement un trop grand endettement au pays, mais « une volonté trop généralisée d’acquiescer à des normes et à des avantages qui dépassent notre capacité et même notre volonté de payer? »

Les anciens combattants peuvent bien se demander s’il s’agirait d’une coïncidence si les programmes permanents et les fonctionnaires qui prenaient en charge les malades, les blessés et les invalides pendant le siècle dernier étaient remplacés, dans l’ensemble, par des soutiens « ciblés et temporaires » à la transition à la vie civile des anciens combattants les plus gravement handicapés, comme le paiement forfaitaire, pour les remercier de leurs souffrances. Ou, comme le pensent certains anciens combattants, un baiser d’adieu.

Les racines du système adversatif datent de l’après-guerre, quand une pression était exercée afin de s’occuper des vétérans de la Seconde Guerre mondiale mieux que la manière dont on s’était occupé de ceux de la Grande Guerre. Le gouvernement fédéral a établi des programmes servant à aider les anciens combattants à regagner le civil et à payer les soins et le soutien à long terme des handicapés. Vu qu’il y avait 1 million de clients possibles, il était normal d’établir des critères difficiles à respecter afin de s’assurer que ceux qui avaient le plus besoin de ces services les reçoivent et d’éliminer les fraudeurs.

Le colonel à la retraite Pat Stogran, qui vit avec une douleur chronique et un trouble de stress posttraumatique, est réconforté par son chien, Apollo. [LOUIE PALU]

Le colonel à la retraite Pat Stogran, qui vit avec une douleur chronique et un trouble de stress posttraumatique, est réconforté par son chien, Apollo.
LOUIE PALU

Il en a résulté un système enchevêtré servant à déterminer qui a droit à quel soutien, et un processus d’appel complexe pour toute personne désireuse de contester les décisions du ministère.

Ce système est trop complexe, et la charge de la preuve pèse trop lourdement sur les anciens combattants, dit l’ombudsman des vétérans Guy Parent. « La transition du MDN à ACC devrait être un cheminement; actuellement, c’est une barrière. » Le nombre d’anciens combattants est plus petit ces temps-ci, alors on pourrait renverser les obstacles à l’admissibilité et abandonner les attitudes sceptiques.

« En ce qui concerne l’assurance-emploi et l’Agence du revenu du Canada : on vous demande des renseignements; vous les fournissez; vous obtenez les avantages. La vérification se fait après », dit Parent. ACC pourrait fonctionner de façon similaire.

« Nous avons la responsabilité envers l’ancien combattant et la société de veiller à ce que notre système soit juste, rapide et moins stressant, dit O’Toole, mais qu’il soit toujours fondé sur des preuves. » Les gens attrapent des maladies qui ne sont pas liées au service avant et pendant leur carrière militaire, fait-il remarquer, dont s’occupe le système public de santé, mais à ACC, il faut prouver que la maladie ou la blessure est liée au service.

Malgré les règlements prévoyant que les anciens combattants aient le bénéfice du doute, le système de demande et d’évaluation exige à chaque stade que la preuve soit préalable. Au lieu de cela, le système de prestations devrait être « ouvert, simple et généreux », et axé sur les besoins de l’ancien combattant, dit Parent, mais pour y parvenir il faut changer la culture à ACC.

Les militaires du Canada sont imbus des valeurs les plus nobles du pays, et nous exigeons d’eux qu’ils les défendent. « Le devoir, l’honneur, la loyauté : ils en sont pleins », affirme Gary Walbourne, ombudsman de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. Pourtant, leur honnêteté est mise en doute au moment où ils demandent des prestations. La majorité des gens dont les demandes sont approuvées sans incident de parcours ne s’aperçoivent peut-être de rien, car plus de 70 % des 40 000 premières demandes déposées à ACC chaque année donnent lieu à des décisions « favorables »; autrement dit, au moins une partie de la demande est acceptée; bien que peut-être pas au degré désiré. Mais dans le cas des 30 % qui restent et qui sont soumis au processus de rejet et d’appels, le scepticisme d’ACC risque d’être humiliant; et enrageant.

L’ancien caporal Shane Jones qui habite près d’Halifax avait été soigné pour le TSPT avant d’être envoyé en Afghanistan en 2005, où un véhicule militaire qui s’est renversé lui a cassé le crâne et l’a blessé au cerveau. Il a été transporté au Canada et par la suite on lui a diagnostiqué une hernie discale et un nerf sciatique endommagé, à cause de quoi il souffre en permanence. Mais ses demandes de pensions d’invalidité pour blessures à la tête et au dos ont été rejetées au début parce que, selon ACC, « il n’y a pas suffisamment de preuves que [ses] blessures aient eu lieu outre-mer dans une zone de service spécial ». « J’ai perdu la boule, dit Jones. Pour l’amour de Dieu, c’était partout aux nouvelles. »

Depuis lors, il est passé d’un combat avec ACC à l’autre – appel d’admissibilité, appel d’évaluation, appel de rétroactivité – il a comparu quatre fois devant le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). Et il a appelé ACC. Il a appelé ACC souvent. Et il a traité ACC de bien mauvais noms. « Chaque fois que quelque chose n’allait pas, il a fallu que je me batte, dit Jones. J’ai dû étaler ma photo dans les médias. Je n’aime pas ça. Maintenant, je suis enfin tranquille pour ma famille au point de vue financier. »

Après 10 ans d’appels, ACC lui donne 5 500 $ par mois en tout, ce qui comprend des allocations en vertu de la Loi sur les pensions et des montants mensuels pour le soutien de sa femme et de ses enfants. Il reçoit aussi une petite pension militaire et des prestations d’invalidité à long terme dans le cadre du Régime d’assurance-revenu militaire (RARM). Sa plus récente bataille, sur le remboursement d’une ordonnance, a été réglée après qu’il a formulé une critique sur le site Web du ministre.

Jones et Moncur ont lutté avec le système pendant des années et il est facile de voir que ces batailles peuvent être bouleversantes : une accumulation de colère et de frustration qui peut briser un mariage, obliger quelqu’un à ne pas quitter son sous-sol, donner lieu à des pensées suicidaires.

Le commandant rebelle

« Je me soucie des 10 ou 15 % dont la vie a été brisée », dit Pat Stogran, colonel du Princess Patricia Canadian Light Infantry à la retraite et premier ombudsman des vétérans au Canada, qui commandait les premiers soldats canadiens en Afghanistan en 2002.

Stogran a également été observateur des Nations Unies en Bosnie, où il a été reconnu comme ayant sauvé des milliers de vies quand il a empêché un massacre en 1994, à Gorazde, et qui a été injustement discrédité pour la façon dont il l’a fait. Il était allé au-dessus de son commandant, un général britannique, pour demander à l’OTAN d’utiliser sa puissance aérienne afin d’arrêter une invasion. Stogran dit que son TSPT a des racines dans la campagne de dénigrement qui s’en est suivie, et dans le sentiment d’avoir été trahi par sa propre chaine de commandement.

Nommé pour une durée de trois ans en 2007, Stogran a eu une courte lune de miel. Il a diffusé ses désaccords avec les fonctionnaires dans les médias. En 2009, il a dit au Comité permanent des anciens combattants que les bureaucrates du ministère lui avaient refusé des renseignements dont il croyait avoir besoin pour remplir son mandat concernant l’examen des problèmes systémiques. Il a critiqué la bureaucratie à propos de sa « mentalité de compagnie d’assurance » et les politiciens, de leur radinerie concernant les prestations. D’anciens combattants ont sympathisé avec lui en ce qui a trait à sa frustration et l’ont applaudi quand il « s’est insurgé » après avoir appris que son affectation ne serait pas renouvelée. Aujourd’hui, en tant que chef de la Rebel Gorilla Army (rebelgorillas.ca), Stogran continue de se battre pour les causes des anciens combattants au moyen de balados. « Je peux catalyser le changement pour tout le monde », dit-il sur le site Web.

Le départ de Stogran en 2010 a sans doute déclenché la révolte des anciens combattants (novembre/décembre 2014 [en anglais seulement]). La consultation et la négociation, les tactiques qui ont fait leurs preuves pour les organisations traditionnelles d’anciens combattants, Légion royale canadienne en tête, est un processus trop lent pour certains, et ils ont décidé d’agir. Ils ont protesté contre la perte de Stogran, l’inaction relativement aux modifications à apporter à la NCAC et les compressions budgétaires. Ils ont organisé ce qui est devenu une manifestation nationale annuelle pour protester. Et ils ont organisé de nouvelles organisations de défense, dont l’afghanistan Association canadienne des vétérans (sic) de Moncur.

Moncur et Stogran sont des dirigeants de la révolte des anciens combattants : une révolte impliquant de nombreux groupuscules, beaucoup de voix importantes, mais aucun chef incontestable. Ces anciens combattants ont payé de leur sang et de leur santé mentale, et ils insistent pour se faire entendre en utilisant leurs propres mots, sans tenir compte de la rectitude politique. Certains critiques ont dit que ces rebelles ne représentent pas la majorité et ils rejettent leur comportement comme étant irrationnel, immodéré, impulsif, impatient, même fou. Les blessures mêmes pour lesquelles ces anciens combattants sont qualifiés de héros leur infligent aussi des symptômes qui les livrent à ce genre de critiques.

Vu qu’ils ont tant de voix, tant d’yeux attentifs, les rebelles ont pu suivre, et critiquer, chaque étape de la lutte pour les changements à la NCAC et chaque réduction qui a pressé les budgets ou dégraissé le ministère.

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Dégraissé et moins personnel

À première vue, la réduction des effectifs d’ACC semblait une évidence : la charge de travail diminuerait en même temps que le nombre d’anciens combattants traditionnels. Or, ce ne s’est pas passé ainsi pour l’instant. Entre 2009 et 2014, la charge des clients à ACC a baissé d’à peine plus de 8 %; le nombre d’anciens combattants traditionnels a diminué de 32 930, mais le ministère a recueilli 21 315 anciens combattants modernes.

Beaucoup de ces nouveaux cas sont plus complexes aussi. L’amélioration des soins de médecine et de la traumatologie sur le champ de bataille a fait augmenter le nombre de soldats qui survivent à d’horribles blessures, et qui doivent ensuite composer avec un handicap grave. De surcroit, des traumatismes liés au stress opérationnel ont été ajoutés à l’ensemble d’avantages. Le pourcentage des clients d’ACC ayant des problèmes de santé mentale a augmenté de moins de deux en 2002 à presque 12 en 2014. On s’attend à ce que cette tendance se poursuive.

Les attitudes des anciens combattants modernes sont différentes de celles des anciens combattants traditionnels, dont les valeurs ont été façonnées durant les années frugales et plus religieuses de la Crise de 1929, avant la réalisation du filet de sécurité sociale du pays. Vraiment reconnaissants et soucieux des besoins des autres, ils s’inquiètent de ce que, plus ils réclament, moins il reste pour les autres.

Aujourd’hui, le service militaire est considéré comme étant une carrière à long terme, en plus d’être un devoir d’honneur. Les anciens combattants modernes ont muri dans une société plus litigieuse. Calés en informatique, ils vont sur le site d’ACC pour consulter la table des invalidités, comme l’ont fait Moncur et Jones. Ils sont également des produits d’un âge plus cynique, où l’Internet garantit que les promesses politiques ne seront jamais oubliées, et où la manipulation positive des annonces du gouvernement est vite mise en contraste avec une critique approfondie. Les anciens combattants modernes sont mieux renseignés, plus rapides à réclamer des prestations et plus enclins à demander chaque avantage auquel ils pensent avoir droit.

Ils sont politiquement plus avisés, plus aptes à protester publiquement et à étaler leurs opinions et leurs griefs sur les médias sociaux. Ils ont établi une con-nexion entre l’objectif politique d’équilibrer le budget d’ici à 2015 et la politique de réductions générales de cinq à 10 % dans tous les ministères fédéraux, et la baisse des effectifs à ACC, la fermeture de bureaux, le prolongement des délais de traitement et la diminution de la communication avec le personnel.

Les réductions générales annoncées en 2012 ont touché ACC de manière disproportionnée puisque, comme le ministère le proclame si souvent, 90 % de son budget sert à des versements obligatoires. « Il n’y a que 10 % du budget pour l’administration, y compris la dotation », dit le président national du Syndicat des employés d’Anciens combattants Canada, Carl Gannon. « Les réductions ont dû venir de ces 10 %. »

« Nous avons pris des ressources qui étaient consacrées à d’obscures tâches administratives de bureaucrates », a dit M. Harper à la Chambre des communes en décembre 2014. « Nous les avons réaffectées à la prestation des services. » Mais les médias ont vite rapporté la réduction de 10,1 % des emplois dans les services internes à ACC – « obscurs » pour la plupart des électeurs – par rapport à un tiers des postes liés à son programme d’indemnités pour invalidité.

Entre 2009 et 2014, alors que le nombre de clients d’ACC diminuait de 8,2 % (de 218 596 à 200 644), plus de 20 % des postes ont été supprimés. Neuf des 32 bureaux de district, décrits comme sous-utilisés, ont été fermés, dont celui de Windsor qui avait 2 629 clients et 10 employés en 2012 – y compris trois gestionnaires de cas et trois agents de service à la clientèle – selon les chiffres de l’Alliance de la fonction publique du Canada.

Pour Moncur, la fermeture du bureau de Windsor est une trahison. Lorsque la crise économique a frappé à Windsor, dit-il, un centre de recrutement militaire y a été rapidement établi. « Alors nos fils et nos filles en chômage se sont engagés et sont allés en guerre, dit-il. Comment les a-t-on remerciés quand ils sont revenus et qu’ils avaient besoin d’aide? En fermant leur bureau. C’est sournois, fourbe, répugnant. »

Les politiciens ont fait valoir que les anciens combattants peuvent maintenant choisir comment ils traitent avec le ministère : par l’Internet, au téléphone sans frais interurbains ou à l’un des 600 bureaux de Service Canada situés partout au pays. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas l’occasion de se faire servir en personne par quelqu’un connaissant bien le système de prestations.

Les employés éloignés ne sont pas toujours au courant des politiques et ne connaissent pas votre propre cas, dit Moncur. Le bureau le plus proche d’ACC étant maintenant à deux heures de route de chez lui, il utilise souvent le numéro sans frais. « La première fois, c’était quelqu’un à Winnipeg et la fois d’après, c’était quelqu’un à Halifax. Ils m’ont dit qu’ils allaient se renseigner et me rappeler. C’est quelqu’un d’autre qui m’a rappelé. C’était très impersonnel. J’avais l’impression que tout le monde se fichait de moi. »

Une fois, il a signé et envoyé un document autorisant son avocat à voir ses dossiers, et on lui a dit qu’une date serait rapidement fixée pour son appel. Quand il a appelé, plusieurs mois plus tard, il a appris que le document avait disparu. Bien que l’information eût déjà été remise à son avocat, son cas avait été mis en attente, à son insu, jusqu’à ce qu’il en envoie un autre. Le système, dit-il, « est sans cœur, sans visage ».

Jenny Migneault réconforte son mari, le sergent à la retraite Claude Rainville, et elle se bat elle-même pour obtenir davantage d’appui pour les familles d’ancien combattant infirme. [LOUIE PALU]

Jenny Migneault réconforte son mari, le sergent à la retraite Claude Rainville, et elle se bat elle-même pour obtenir davantage d’appui pour les familles d’ancien combattant infirme.
LOUIE PALU

Plus de paperasse, moins de personnes

Tout comme les attitudes politiques d’après la Seconde Guerre mondiale ont laissé leurs traces dans les pratiques ministérielles, les valeurs conservatrices modernes – en particulier les pratiques des entreprises privées qui sont plus efficaces et plus économiques que celles des services publics – laissent des traces aujourd’hui.

La prestation de certains services a été empilée sur les communautés, les groupes de défense et les familles. ACC n’est donc plus un guichet unique pour les anciens combattants, mais une ressource parmi beaucoup d’autres. Les groupes d’intercession fournissent de plus en plus de services que les anciens combattants s’attendaient autrefois à obtenir du ministère. Les officiers d’entraide de la Légion de partout au pays rapportent qu’il y a eu une énorme augmentation de la demande de leurs divers services : entre 2012 et 2014, les bureaux d’entraide de la Légion ont enregistré une augmentation de 36 % des demandes de prestation et de révision ministérielle faites à ACC au nom des anciens combattants. Les familles supportent une plus grande partie de la charge, et sans un soutien suffisant, selon Jenny Migneault qui a dû quitter son emploi pour prendre soin de son mari, Claude Rainville, dont la carrière militaire de 20 ans s’est terminée à cause de blessures physiques et du TSPT.

L’objectif du ministère de satisfaire aux besoins des clients tout en maitrisant les couts se reflète dans son plan de transformation quinquennal qui est « de changer fondamentalement comment ACC fonctionne ». Cela doit être soutenu par la planification des activités, des indicateurs du rendement et des calendriers, selon une méthode appelée gestionnariat : l’application des procédures entrepreneuriales à la direction d’autres organisations, en particulier celles qui n’ont pas d’affaire à réaliser un bénéfice. Ses détracteurs argumentent qu’ACC a transformé les emplois des travailleurs de première ligne et dirigé leurs visées ailleurs que sur les besoins des anciens combattants. Les emplois ont été réorganisés et standardisés pour les rendre plus efficaces, et des postes ont été supprimés pour limiter les couts. La normalisation des procédures et le suivi du rendement des employés ont augmenté la quantité de paperasse et diminué les rapports entre les personnes.

« La sorte de relations d’il y a cinq ans n’existe plus », dit Gerry Finlay, agent des services divisionnaire de la Légion à Edmonton. « Maintenant, tout est triage, centralisé. »

Il y a dix ans, les conseillers de secteur d’ACC se déplaçaient souvent dans leur territoire, chez les anciens combattants, afin d’y faire les évaluations et d’y organiser les services. Ils ont été remplacés par des agents de service à la clientèle qui travaillent principalement par téléphone, ainsi que par des gestionnaires de cas qui couvrent des secteurs plus grands et qui ne servent plus qu’à des cas complexes, et dont les dossiers passent de l’un à l’autre afin d’équilibrer les charges de travail.

Nick (pseudonyme) est un technicien de marine retraité qui habite dans les Maritimes. Il suivait des traitements pour des lésions au dos, au cou, au bras et à l’épaule quand il a été libéré, il y a deux ans – après avoir servi pendant vingt ans – avec un TSPT. Son handicap a été évalué à 5 % pour sa blessure au dos, et il a reçu un chèque équivalant à une partie de l’indemnité d’invalidité de TSPT. Ses demandes liées aux autres blessures ont été rejetées.

« On m’a dit qu’il n’y avait pas suffisamment d’informations médicales » ni de preuve reliant la blessure au service, même si son médecin militaire avait pris des notes relativement à son cas. Et surement, dit-il, il y a des rapports sur les mois qu’il a passés en physiothérapie pour ses blessures au cou, au bras et à l’épaule.

Deux mois après avoir quitté la marine, Nick a eu un spasme au dos qui a provoqué une lourde chute, et il s’est cassé le cou. Il traine lentement les pieds, il ne peut pas bouger la tête, et sa douleur constante est évidente. S’il ne veut pas que son nom soit publié, c’est parce qu’il fait appel de plusieurs décisions d’ACC, y compris le rejet de sa demande liée au programme pour l’autonomie des anciens combattants qui paye une partie des travaux ménagers et de l’entretien du terrain afin que les personnes puissent rester chez elles.

Une visite à domicile aurait révélé tout cela. Au lieu de cela, son chargé de cas l’a appelé pour lui dire qu’il lui envoyait d’autres formulaires. « J’ai lui dit : “Je ne peux pas remplir ça. Je ne peux pas regarder vers le bas pour voir le papier.” »

Au moins 100 chargés de cas permanents à temps plein et 100 agents de prestations invalidité, temporaires ou permanents, sont en train de se faire embaucher pour s’occuper de l’arriéré créé par les grandes réductions, a annoncé O’Toole en avril. Les anciens combattants sceptiques s’inquiètent de ce que les emplois ont été éliminés d’un trait de plume et rapportés d’un autre, alors qu’est-ce qui empêcherait leur disparition à nouveau après les élections? Certains des emplois concernant les prestations d’invalidité sont temporaires pour traiter l’arriéré, dit O’Toole, mais les gestionnaires de cas sont des ajouts permanents. Ils seront attribués là où on en a le plus besoin, et le volume de travail doit être réduit de 40 à 30 dossiers.

Malgré ces nouvelles positives, les gestionnaires de cas ne sont toujours affectés qu’aux cas complexes. Lorsque l’état des anciens combattants s’améliore, ils sont biffés de la liste, et ils pourraient être négligés si leur état se détériore. Et les dossiers sont passés de l’un à l’autre pour en arriver à un équilibre, ce qui contribue au roulement des gestionnaires de cas. Certains anciens combattants ont arrêté de compter combien de gestionnaires se sont occupés de leur cas.

Vu l’augmentation des charges de travail et les contraintes de temps, la communication entre les gestionnaires de cas a tendance à se concentrer sur le problème actuel, et il leur reste bien peu de temps pour envisager les autres besoins de l’ancien combattant, ou ses besoins futurs. Les anciens combattants se plaignent fréquemment du fait qu’ils doivent savoir ce qu’il faut demander, qu’ACC ne comble pas les lacunes.

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« La réévaluation est un exemple classique », dit l’officier d’entraide de la Légion Finlay. La procédure d’appel est expliquée dans les lettres de décision, mais pas le processus de réévaluation. Les anciens combattants peuvent faire réévaluer leur état tous les deux ans, ou plus vite s’il y a eu détérioration, mais ils ne peuvent faire appel d’une décision qu’une seule fois. « J’ai vu beaucoup de gens faire appel », dit Finlay, alors qu’une réévaluation aurait pu influencer plus rapidement et facilement la décision.

« J’étais sur le point de perdre mon appel unique » de cette manière-là, dit Moncur. « Je ne comprenais pas le système, et personne n’a pris le temps de me l’expliquer. »

Les professionnels du travail social font valoir que la qualité du travail concernant la prestation de services sociaux ne peut être jugée selon les normes de l’entreprise. L’être humain ne se résume pas à des ca-ses cochées. Ce qui finit par être mesuré, ce n’est pas la manière dont les besoins des clients sont satisfaits, mais la manière dont le sont ceux de la bureaucratie.

Une telle microgestion comporte également le risque d’une mentalité de protection des arrières, fait remarquer Stogran. Si le rendement d’un employé est jugé selon la réalisation d’objectifs, dont la maitrise des couts, il peut être tenté de procéder à des évaluations suffisamment faibles pour ne pas susciter la critique ou l’examen de son travail, mais qui pousseraient les anciens combattants vers le processus d’appel.

Les pratiques entrepreneuriales inflexibles peuvent conduire à l’avocasserie, aussi. ACC a chicané sur le kilométrage de la réclamation d’un ancien combattant âgé de 82 ans qui allait à un rendez-vous médical, di-sant qu’il rembourserait l’itinéraire le plus court, le long d’une nouvelle route qui selon l’ancien combattant était plus dangereuse à emprunter que son itinéraire habituel de 24 km. « C’est là la culture, dit Parent, les gens cherchant le moyen le moins cher. » C’est très bien pour les besoins de l’organisation, mais les anciens combattants ont besoin d’une certaine souplesse.

Le rapport de 2014 du vérificateur général sur les services de santé mentale des anciens combattants révèle la différence qu’il y a entre le point de vue d’ACC et celui des anciens combattants. L’objectif de normes de rendement du ministère consiste à traiter 80 % des demandes de prestations dans les 16 semaines. Mais du point de vue des anciens combattants, il faut deux fois plus longtemps, 32 semaines, pour recevoir une décision sur l’admissibilité, est-il indiqué dans le rapport. Les deux parties commencent à compter à des moments différents : ACC, lorsque les formulaires de demande sont dument remplis, et les anciens combattants dès l’instant où ils envoient les formulaires pour la première fois.

Il est noté dans le rapport qu’ACC n’a pas analysé les problèmes du point de vue de l’ancien combattant pour essayer de supprimer les obstacles. Pas plus n’a-t-il analysé les révisions et appels obtenant une réponse positive pour repérer les changements qui pourraient réduire leur nombre.

ACC « mesure la production, pas le résultat », dit Parent. Par exemple, « on sait combien de personnes sont passées par le programme de formation professionnelle, mais on ne sait pas combien ont trouvé un emploi lié à leur formation et y sont restées ».

N’oubliez pas, dit Parent, « ACC ne vend pas de produit. Il offre des prestations qui ont été gagnées par des gens qui ont été blessés ».

Le moment est-il venu de remplacer le système?

Malgré le programme de transformation d’ACC et les modifications à la NCAC, l’Haligonien vétéran de la marine et psychologue clinicien John Whelan n’a remarqué aucune diminution du nombre de clients, ni changement dans leurs griefs contre le système. Whelan était directeur clinique pour les programmes de traitement de la toxicomanie des FAC avant d’ouvrir une clinique privée pour le traitement du TSPT militaire complexe en 2004. « Le moment d’un nouveau système est arrivé, dit-il. Je pense que celui-ci est irréparable. »

Les anciens combattants souffrent toujours du choc culturel lorsqu’ils passent aux mains d’ACC, dit Whelan. Ils y arrivent avec un bagage émotionnel. Ils sont inquiets quant à leur avenir, ayant une douleur émotionnelle ou physique et composant avec une
déficience susceptible de changer leur vie. Beaucoup d’entre eux ont le sentiment d’avoir été trahis. Ils sont épuisés en arrivant à ACC, et ils sont plongés dans un système de demandes et d’appels complexe et frustrant, de retards pénibles et de scepticisme exaspérant. Certains évacuent leur colère, sans se rendre compte que beaucoup de gens assimilent la colère à la violence.

Des rames de paperasse doivent être remplies par les anciens combattants, les médecins et les thérapeutes. Whelan s’est rendu compte que « [leur] rôle à ACC était de justifier les revendications, déterminer qui est admissible à un programme particulier… [et] débusquer les simulateurs. En tant que cliniciens, ce n’est pas notre raison d’être. »

À partir d’environ 2010, il a remarqué quelque chose de bizarre : après un an de traitement, au lieu des améliorations attendues, les anciens combattants « déraillaient, arrêtaient de prendre leurs médicaments, devenaient fous. Cela nous laissait perplexes; on se demandait : “Que diable se passe-t-il?” Puis les anciens combattants se sont mis à nous apporter “des volumes de documents administratifs,” et ils nous disaient qu’ils avaient obtenu une petite partie de leur indemnité d’invalidité et que le reste viendrait après une réévaluation. Ils étaient en régression en attendant leur réévaluation.

« Si c’est vraiment une indemnité pour les souffrances et douleurs, est-ce que cela ne devrait pas être [établi] au moment de la blessure, plutôt que des séquelles? Je voyais ça comme une perversion, dit Whelan. C’en était trop pour moi, alors je me suis dit : “Non. Je ne fais plus ça.” » Il a communiqué sa préoccupation aux gestionnaires de cas et, il y a environ deux ans, il a cessé de prendre des anciens combattants qui devaient être évalués par ACC et s’est concentré sur l’élaboration d’un programme de thérapie de groupe pour le TSPT et sur la recherche.

Le sentier des rebelles

Moncur ne se souvient pas de tous les stades qui l’ont mené à la rébellion. Il y en a eu un en 2013, quand quelqu’un à ACC lui a expliqué que sa demande avait été classée avec celles des anciens combattants souffrant de maux de tête, et que peut-être elle pourrait être montée d’un degré. C’était un affront de plus.

« Apparemment, à Anciens combattants, recevoir une balle dans la tête en Afghanistan, c’est pareil que souffrir de maux de tête pour un employé de bureau », dit Moncur. Il a donc expliqué – une fois de plus – son histoire : blessure de combat, perte d’une partie du cerveau, longue convalescence, problèmes physiques et neurologiques chroniques. On lui a envoyé « une encyclopédie de paperasse » à remplir, y compris un formulaire avec sept questions auquel il a du consacrer six mois et 30 pages.

Moncur se souvient clairement du dernier stade. Il est l’un des anciens combattants que l’Alliance de la fonction publique du Canada a dépêché à Ottawa, en janvier 2014, pour plaider devant le ministre de ne pas fermer les neuf bureaux de district. Il en a résulté le fameux affrontement télévisé entre Fantino et les anciens combattants.

Moncur est allé à la Chambre des communes le lendemain pour écouter le débat sur la question. Il a écouté les députés de l’opposition argumenter contre la fermeture des bureaux. Il est advenu qu’il pouvait voir son propre député, Jeff Watson. « Je l’ai vu se mettre à chahuter […] c’est à ce moment-là que j’ai voulu faire de la politique. J’avais voté pour lui plusieurs fois. Je voulais qu’il soit congédié. Je voulais aider n’importe qui à lui prendre son poste. C’est à ce moment-là que je me suis dit : “Je ne suis plus un conservateur. Ils ne doivent pas former le prochain gouvernement.” »

Moncur a décidé qu’il chercherait la nommination du NPD dans Windsor-Tecumseh, pour succéder au député NPD Joe Comartin qui se retirait. Il a perdu. Le sentier des rebelles ne conduit pas toujours à la victoire.

Moncur est passé par les programmes de réadaptation médicale et professionnelle, et il a reçu la plus grande indemnité d’invalidité qu’il est possible d’avoir. « J’ai utilisé ACC au maximum », dit-il. Quand il a quitté l’armée, il suivait le programme de formation des officiers. Il pense qu’à ce point-ci il aurait obtenu le grade de capitaine, et que son salaire serait de plus de 75 000 $. Maintenant, il a besoin de l’allocation pour perte de revenus pour augmenter son salaire jusqu’au minimum de 40 000 $ garantis en vertu de la NCAC. Cet avantage lui sera nécessaire jusqu’à ce qu’il soit « complètement rétabli, ou [qu’il gagne] davantage ». Il lui faudrait un emploi qui lui procure un revenu
d’au moins 52 001 $, dit-il.

Ayant mis en veilleuse son projet d’aller à l’école de droit, Moncur est encouragé par le fait qu’ACC recrute au moins 100 gestionnaires de cas de plus. Il a travaillé au bureau de Comartin, où il aidait d’anciens combattants à formuler leur demande à ACC. « Je serais parfait comme test par rapport à l’embauche d’anciens combattants comme gestionnaires de cas. Je le leur ai proposé; on verra. Ils ont été ouverts à beaucoup de choses, pour finir par ne donner que quelques apaisements temporaires. »

En attendant, il s’emploie à faire changer le gouvernement fédéral. Et si rien ne change?

« La seule chose qui va faire une différence, c’est le procès intenté par Equitas. »

Un moyen de sortir du bourbier

La discorde sur la NCAC va continuer, affirme l’ancien brigadier-général Joe Sharpe, parce qu’il y a un décalage entre les attentes des anciens combattants sur la façon dont ils seront soutenus s’ils sont rendus infirmes, et ce que les politiciens considèrent comme étant leur obligation. Sharpe a présidé la Commission d’enquête sur la Croatie qui enquêtait sur les problè-mes de santé des soldats de la paix en 1999.

Sharpe croit qu’il n’y a qu’un pacte écrit – pas un préambule ajouté à un acte législatif particulier – qui résolve le problème. Une promesse écrite exécutoire devant un tribunal; elle devrait servir de base philo-sophique à tous les programmes et avantages, et enchâsser quatre piliers du soutien aux anciens combattants : que les anciens combattants et leur famille ne perdront pas quant à leurs finances ni à la qualité de leur vie en raison de l’invalidité liée au service; qu’ils seront rééduqués au mieux possible; qu’ils continueront de réaliser leur plein potentiel après leur rééducation; et que leur famille et eux-mêmes seront respectés pour leur service et leur sacrifice.

La NCAC est encore loin de répondre à ces attentes, même si après 10 ans de dur labeur par les anciens combattants et leurs défenseurs, les plus graves lacunes si-gnalées dans de nombreux rapports ont été abordées. Mais d’autres lacunes apparaitront, dit Parent, parce que les besoins des anciens combattants évoluent sans cesse.

« Nous avons des processus et des procédures bâtis au fil des années qui étaient probablement requis et nécessaires autrefois, mais elles ont été modifiées petit à petit et pendant longtemps », dit l’ombudsman du MDN et des FAC, M. Walbourne.

La NCAC elle-même est une superposition de programmes et d’avantages servant à compenser les lacunes de la Loi sur les pensions relatives au service des anciens combattants modernes. Elle a ajouté des programmes, mais elle utilise des procédés similaires pour décider de l’admissibilité, évaluer la gravité de l’invalidité et déterminer le montant d’indemnité d’invalidité. Le scepticisme lors de l’examen est enraciné, dit Walbourne.

ACC est en train de mettre en œuvre des changements qui, selon O’Toole, permettront aux anciens combattants et à leur famille de savoir que le système « vise à leur donner le bénéfice du doute, ce qui facilite l’obtention d’un oui ».

La déclaration sur « l’objet » du projet de loi C-58, son préambule, dit que son objet est de « reconnaitre et d’honorer l’obligation du peuple canadien et du gouvernement du Canada de rendre un hommage grandement mérité aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada » et que la loi doit s’interpréter « de façon libérale afin de donner effet à cette obligation reconnue. »

« “Interprétée de façon libérale”, dit O’Toole, signifie analysée et appliquée libéralement. Donc, je pense que plus que jamais, l’ardente obligation selon laquelle nous devons servir ceux qui nous servent n’est même pas discutée, même pas dans les discours, historiques ou actuels. C’est écrit dans le projet de loi C-58, et nous disons que cela signifie une application libérale à l’avenir. »

Sharpe a l’impression que le préambule est un pas dans la bonne direction, mais qu’il ne va pas jusqu’à ce qu’il considère comme étant un pacte social. Certains termes sont sujets à interprétation. Par exemple, dit-il, « “hommage grandement mérité” ne correspond pas à la responsabilité illimitée du soldat. L’utilisation d’un langage limitatif est, d’après moi, une précaution juridique, beaucoup plus approprié à un contrat qu’à un pacte ».

Parent enchérit en disant qu’il est douteux que l’interprétation plus libérale d’un système défectueux soit suffisant. « N’est-il pas grand temps d’avoir une charte pour tous les anciens combattants, pas une Nouvelle Charte des anciens combattants, pas la vieille Loi sur les pensions, mais une législation qui combine le meilleur des deux? » demande-t-il.

Les anciens combattants et leurs défenseurs ont remporté des escarmouches, mais le combat se poursuivra, car la bataille va au-delà de la NCAC jusqu’à une question plus fondamentale : que devons-nous aux anciens combattants invalides? aux anciens combattants en général?

Les réponses varient largement en fonction de la génération, des finances du moment, des points de vue politiques. Mais si le soutien total des anciens combattants est vraiment un devoir, une « obligation du peuple canadien », ne devrait-il pas être protégé contre les aléas de la politique, même contre l’histoire, par un pacte écrit?

 

Lisez l’entrevue intégrale avec le ministre des Anciens combattants, Erin O’Toole 
Lisez l’Éditorial du numéro de juillet/aout 2015 
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